Nous avons eu le plaisir ce matin et en ce début d’après-midi d’écouter des intervenants qui, tous, ont abordé le thème d’autrui sous différents aspects, aussi enrichissants les uns que les autres. Quant à moi, je voudrais vous parler d’autrui et de la place qu’il occupe dans notre vie et surtout vous parler du regard de l’autre ; je voudrais mettre en lumière combien ce regard peut être source de souffrance et cause d’une relation délétère entre soi-même et autrui. Vous m’accorderez que nous vivons dans une société où ce problème est des plus marquants.
Avant de commencer, revenons sur la définition d’autrui. Autrui désigne toute personne autre que moimême. Par cette définition, nous comprenons qu’autrui est nécessairement une personne contrairement à «l’autre» qui peut désigner un être humain, un animal, une chose ou encore un Dieu. Le terme autrui ne concerne donc qu’une toute petite partie de ce que l’autre désigne. A partir de cette définition nous pouvons alors en déduire qu’autrui présuppose un soi-même. En effet, on ne conçoit autrui que par rapport à soi. Sartre dans sa définition dit : qu’autrui est «celui qui n’est pas moi et que je ne suis pas». Cette négativité avec laquelle il présente autrui établit la force du lien qui existe entre moi-même et l’autre. Ainsi, notre vie est-elle systématiquement liée à celle de l’autre, et son existence est essentielle à notre propre existence. L’être humain est incapable d’«être» sans autrui. En tant que corps tout d’abord : seul, il ne peut subvenir à ses besoins biologiques ; ensuite en tant qu’être humain : ce sont les autres qui lui apprennent le langage, la techniques, les règles de bon comportement en société. Autrement dit, ce sont les autres qui lui permettent de se distinguer de l’animal et de réaliser son humanité. Si la prise de conscience de soi est l’une des caractéristiques de l’être humain ; elle ne peut se réaliser et se construire qu’à travers l’autre. C’est en voyant les autres mourir, par exemple, que nous prenons conscience de notre existence et de notre finitude. Les philosophes contemporains, comme Sartre ou encore Husserl, ont mis en avant la place qu’occupe autrui dans la prise de conscience de soi, justement pour répondre au solipsisme de Descartes qui affirme que soi comme conscience existe indépendamment de l’autre, comme il l’exprime dans son fameux cogito : «je pense donc je suis». Pour Husserl, la prise de conscience de soi s’accomplit en même temps que la prise de conscience de l’autre. Le regard de l’autre posé sur nous est la preuve de notre propre existence. Imaginez que personne ne vous regarde, comme si vous étiez invisible, vous finiriez par vous demander si vous existez. Quand parlons-t-on alors de regard ? Nous parlons de regard quand il y a volonté de voir et d’observer. Si vous marchez dans la rue et que vos yeux se posent involontairement sur ceux qui marchent devant vous, sans que ne cherchiez ni à comprendre ni analyser ce que vous voyez, on parlera de voir et non de regarder. Dans le terme regard, il y a perception, analyse et observation de l’objet. Autant d’éléments qui permettent d’émettre un jugement. Regarder c’est juger. J’utilise le terme jugement dans son sens philosophique, qui signifie acte d’attester qu’une chose est ou n’est pas. Si vous regardez un enfant jouer et que vous vous dites : «cet enfant est heureux», vous jugez que l’enfant est heureux. Si vous regardez le ciel et vous dites : «le ciel n’est pas bleu», vous juger que le ciel n’est pas bleu. Le regard est un moyen de connaissance du monde qui nous entoure. Cependant, il arrive que ce regard s’immisce dans notre sphère privée, observe et juge de nos actes et de nos attitudes. C’est ce que j’appelle «l’œil indiscret». Indiscret qualifie donc ce qui s’immisce dans la sphère privée d’autrui : définition qui induit, de prime abord, un problème entre soimême et autrui. Reconnaissons que tout regard n’est pas nécessairement indiscret. Considérons ces acteurs qui jouent devant vous une pièce de théâtre ; vous les regardez, vous analysez leurs mouvements, leurs paroles et leurs tenues sans que cela procède d’une quelconque indiscrétion. Ce regard n’a rien à voir avec cet œil qui regarde par le trou de la serrure pour savoir si le voisin arrive seul ou accompagné. Ce coup d’œil-là va au-delà des limites de l’action ; il s’introduit dans l’espace privé dudit voisin. La question est donc de savoir pourquoi il y a problème ? Quelles peuvent être les conséquences d’un tel comportement sur les relations entre individus ?
Pour répondre à cette question, il faut tout d’abord préciser à quel moment, une chose ou un comportement relève de l’espace privé? Pour beaucoup d’entres nous, le privé se caractérise par ce qui est dissimulé. En toute logique, une chose qui ne serait pas dissimulée ne serait donc pas privée. De ce fait, tout ce qui s’inviterait dans l’espace public serait public et nous autoriserait à le regarder, à lui parler ou encore à le toucher. Or tout d’abord, tout ce qui est dissimulé n’est pas forcement privé. L’objet volé et dissimulé ne se transforme pas pour autant en propriété privée. Ensuite, tout ce qui s’invite dans l’espace public, et qui, autrement dit, n’est pas dissimulé, n’est pas forcement public. Votre corps s’invite dans l’espace public dès lors que vous quittez votre maison. Pourtant, il n’y a pas plus intime que le corps. Lorsque vous vous installez dans un restaurant avec votre famille, et bien que vous soyez dans un lieu public, vous estimez être dans votre intimité et vous considérez que l’autre n’a pas à vous regarder. Nous pouvons en déduire que le privé ou l’intime est ce que nous considérons ne pas devoir être regardé, ne pas être partagé avec l’autre quand bien même nous serions dans l’espace public. Le domaine privé constitue la limite de l’action de l’autre.
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