Une étude de Gilbert Meynier
Maurice Mauviel est un ancien enseignant ayant coopéré en Algérie pendant douze ans. En 2012, il publie conjointement deux essais chez l’éditeur parisien L’Harmattan : L’histoire du concept de la culture. Le destin d’un mot et d’une idée et une étude comparative sur Henry de Montherlant et Albert Camus.
Le livre de Maurice Mauviel, Montherlant et Camus, anticolonialistes (l’Harmattan, coll. Trans-Diversités, Paris 2012, 192 p.) apporte des éclairages à considérer sur un sujet relativement peu abordé : les positions dites «anticolonialistes» de Montherlant et de Camus. Si, en ce centenaire de sa naissance, on assiste pour ce dernier à «un archi-balayage»1, il n’est pas avéré qu’on lise aujourd’hui beaucoup les œuvres du premier. Le propos de Maurice Mauviel, docteur en psychologie culturelle et historien2, qui connaît l’Algérie de l’intérieur pour y avoir travaillé quinze ans –seize mois dans le terroir du Sersou, treize ans dans un quartier populaire d’Alger- est de mettre en lumière ce qui rapproche l’un et l’autre dans la vision critique qu’ils se font de l’Algérie colonisée qu’ils ont, l’un et l’autre à sa place, observée. Le livre de Maurice Mauviel résulte d’une recherche étendue qui puise dans leurs œuvres, leurs carnets et leurs courriers tirés de fonds d’archives et qui paraissent pertinents à l’historien. Ces deux figures de la littérature française, malgré leurs différences de parcours, ont, en effet, bien eu des positions critiques sur le fait colonial qu’ils n’ont pas seulement examiné d’en haut et de loin. Né à Paris, l’aristocrate raffiné Montherlant séjourna au Maroc et en Algérie plusieurs années dans l’entre-deux-guerres : il y écrivit au début des années trente La rose de sable qui ne fut publiée qu’en 1967.
Camus, le droit d’aimer sans mesure
On rappellera que Camus, lui, était d’une famille pauvre –son dernier roman, inachevé à sa mort en 1960, Le premier homme, qui ne fut publié qu’en 1994 grâce à sa fille Catherine, renseigne l’historien. Son père était ouvrier caviste, sa mère, d’origine minorquine, était illettrée et sourde ; elle dut travailler comme femme de ménage pour élever ses deux garçons après que son mari fut tué à la bataille de la Marne –le puîné, Albert, n’avait pas un an et Camus fut, en fait, élevé par sa grand-mère. Il était né à Mondovi/Dréan, dans la vallée de la Seybouse, à 25 km au sud de Bône/Annaba. Ce surdoué, passionné de théâtre, fonda en 1936 et dirigea, sous la houlette communiste, le Théâtre du Travail ; il en fut exclu en 1937 parce qu’il refusa de s’accommoder de la ligne communiste –le PC avait été le premier à revendiquer l’indépendance de l’Algérie lors de sa phase bolchévique des années vingt. Au congrès de Villeurbanne de 1935, il avait opté, perspective de Front populaire à l’appui, pour une assimilation dans l’égalité de l’Algérie à la France –Camus aurait-il été à ce moment favorable à l’indépendance de l’Algérie ? Ou supportait-il mal la tutelle communiste sur son travail ? Il fonda alors, dans la foulée, le Théâtre de l’Équipe avec, pour ambition d’en faire un théâtre populaire libre. C’est au cours de son engagement théâtral qu’il devint un ami très proche de l’artiste Louis Benisti : alors professeur de dessin, ce peintre et sculpteur collabora à ces deux théâtres en réalisant pour lui costumes et masques et en l’aidant à mettre au point la scénographie de ses spectacles. C’est Louis Benisti qui grava en lettres majuscules la stèle à la mémoire de Camus, érigée à Tipaza, au pied du Djebel Chenoua : «Je comprends ici ce qu’on appelle Gloire, le droit d’aimer sans mesure». Communiste de 1935 à 1937, Camus fut, en 1938-39, aux côtés du proche de Malraux, l’homme de lettres Pascal Pia, journaliste à Alger Républicain, quotidien fondé en 1938, dans la ligne du Front populaire. Il y publia, en juin 1939, tirés de ses douloureux constats, sa série de reportages sur «la misère de Kabylie» puis il créa, toujours avec Pascal Pia, Soir Républicain, en septembre 1939, avant de collaborer à Combat dont il fut le rédacteur en chef de 1944 à 19473 On passera sur son passage à Clermont-Ferrand après l’armistice de 1940 alors qu’il travaille à Paris-soir, puis à Lyon et sur son séjour en altitude pour soigner la tuber-culose, en 1942-1943, au manoir du Panelier, non loin de ce haut-lieu protestant qu’est Le Chambon-sur-Lignon, où furent recueillis et sauvés non nombre d’enfants juifs menacés4. On passera sur son passé de résistant, son engagement comme agent de renseignements dans le mouvement Combat. On mentionnera pour mémoire la parution, en 1942, de L’étranger qui, avec le meurtre d’un «Arabe» programmé par son assassin Meursault, tient la première place dans la tétralogie de son «cycle de l’absurde», puis de La peste en 1947. On passera aussi sur ses activités d’après-guerre, sur sa notoriété littéraire grandissante et son prix Nobel de littérature de 1957, sur ses affrontements avec les communistes et, plus encore peut-être, avec l’existentialisme mais –Maurice Mauviel l’indique- il resta proche de Louis Aragon et, aussi, de René Char, sans compter Germaine Tillion, à plusieurs reprises évoquée dans son livre. Maurice Mauviel se réfère fréquemment à tels autres collèges écrivains de Camus, notamment ses compatriotes d’Algérie : son aîné de six ans Jules Roy, son cadet d’un an Emmanuel Roblès, qui aida à faire connaître Le fils du pauvre et conseilla à son auteur d’écrire son Journal, Mouloud Feraoun donc, du même âge que l’auteur de La peste, Jean Amrouche, son aîné de sept ans –issu de l’École normale supérieure de Saint-Cloud, il dédaigna à ses débuts le modeste instituteur qu’était Feraoun- et Jean Pélégri, sans compter le Français d’Algérie, d’ascendance alsacienne, André Rossfelder qui finit à l’OAS; sans oublier Sartre –mais ce descendant des Schweitzer n’était pas issu d’Algérie- avec lequel la rupture est tôt consommée dès la parution, en 1951, de L’homme révolté qui lui vaut plus largement l’opprobre de la gauche française.
Camus la cassure
Mais Camus rompit aussi avec son compatriote d’Algérie, Jean Daniel, qui stigmatisa la torture dans ses articles de L’Express, soutint la cause de l’Algérie indépendante et des négociations avec le FLN. Mais, malgré leurs divergences politiques, il resta lié par une amitié fidèle à Mouloud
Feraoun dont Le Journal est une anthologie de lucidité –côté français comme côté algérien- dont on ne trouve guère l’équivalent chez Camus5. On retiendra, au premier chef de ce dernier, ses positions sur l’Algérie colonisée, puis sur la guerre d’indépendance algérienne6. Elles sont dictées émotionnellement par le passé d’immigré pauvre de sa famille : Maurice Mauviel insiste avec raison sur la fait que nombre de «Pieds-Noirs» étaient d’origine misérable : bannis de 1830, de 1848, de 1871, exilés à Cayenne et en Nouvelle-Calédonie, Alsaciens réfugiés et autres, criant famine, partis d’Espagne ou d’Italie ou fuyant le franquisme et le fascisme. Sans conteste, Camus se sent du côté des «muets» laissés pour compte, qu’il s’agisse, pour lui, en Algérie, de ceux que les historiens anglo-saxons dénomment les «creole peoples» ou les «creole pionniers», ou les muets «indigènes», écrasés par cette protubérance française d’outre-mer7 qu’était l’Algérie pour la France coloniale. Certes, Maurice Mauviel le dit dans son livre, beaucoup de choses pouvaient rapprocher les «muets» de part et d’autre et purent, en effet, les rapprocher –ce fut le cas du petit colon déclassé Victor Spielmann qui fut le bras droit de l’émir Khaled au lendemain de la Première guerre mondiale et qui fonda les bien-nommées Éditions du Trait d’Union. A sa mort, en 1938, le cheikh Abdelhamid Ibn Bādis écrivit dans son Shihāb que l’Algérie venait de perdre son ange-gardien (malāk hāris). (…)
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