Dans Le Magasin pittoresque n° 29 de juillet 1842, tome X, p. 227-228, paraît un bref article (ci-dessus) d’un écrivain anonyme dont j’aurais aimé rappeler le nom car il semble le premier Européen à relater la visite qu’il fit sur «les traces» de l’auteur du Quichotte à l’endroit même où ce dernier vécut entre septembre 1575 et septembre 1580, «esclave de rançon» de «la piraterie barbaresquei». On peut relire aujourd’hui ces lignes pour au moins deux raisons : historique et linguistique. L’intérêt historique réside dans la date de publication, d’autant plus que le «pèlerinage» remonterait à 1830. Sup-posons un officier de l’armée française demeuré en Algérie et publiant un extrait de ses souvenirs ; néanmoins rien n’interdit de penser que nous avons affaire à un voyageur en quête d’images d’Alger qui, désirant authentifier l’apparence du réel, se dit présent à l’heure où la ville va «s’ouvrir pour toujours». Cette captivité entra dans le domaine public dès la fin du XVIe siècle ; l’ouvrage Topographie et histoire générale d’Alger (1612) en parlaii, Cervantès aussi, qui fit quatre tentatives d’évasion et les rapportaiii ainsi que ses «désespoirs» ou «larmes». Rien de faux, rien de nouveau dans ce récit de découverte, sinon ce voyageur français in situ qui, si on y regarde de plus près, évoque un au-delà Cervantès. Le texte acquiert une finalité autre que référentielle ; donc une stratégie linguistique embryonnaire se met en place. Si par ailleurs nous ajoutons une iconographie populaire et française sur le bagne cervantin (cf. vignettes), surgit non la biographie annoncée du célèbre Espagnol mais plutôt un reflet de la mentalité d’une époque, une figure de l’Autre, humanité dont on tente de fixer la représentation par opposition au Je. Cervantès et la Méditerranée deviendraient-ils l’enjeu de deux explications distinctes du monde ? Cette page d’une revue à fort tirage illustre une mise en scène classique aux XVIIIe et surtout XIXe siècles. On y retrouve la représentation de l’Autre et de l’ailleurs où se transpose une réalité nationale et on peut y relever bon nombre de procédés d’écriture que l’iconographie conforte. Tout d’abord le lieu : comment suggérer un ailleurs ? S’agissant de Cervantès, cet ailleurs doit amener ses résonnances littéraire et biographique : d’où les allusions aux «pages les plus gracieuses et les plus attachantes de son livre» (nouvelle intercalée «Le Captif», T. 1, ch. XXXIX-XLI) ; d’où la recherche du jardin qui devient «pèlerinage», et effectivement les spécialistes accordent aux années de captivité de Cervantès une importance capitale dans sa formation intellectuelle ; d’où la classique citation de Dante. Et cet ailleurs va – intéressant glissement – exhiber les signes de différence : terre dangereuse («torture… tombeau… sépulcre») et, à la fois, fascinante («beau pays») ou pittoresque («galeries intérieures comme toutes les habitations d’Alger», «couleurs vives que les indigènes affectionnent», «en guise d’ex-voto»), disons premières touches destinées au touriste désireux d’exotisme. Ensuite, il faut bien théâtraliser cet ailleurs, le lecteur assiste à un spectacle qui avec les vignettes devient plus évident, mais le texte en offre les prémisses. Voici l’image d’Épinal, «mouillage de Sidi Ferruch» ou «devant Alger» – on visualise la gravure, classique depuis Charles Quint, de la digue de Barberousse avec ville en toile de fond. Voici la dramaturgie de l’emprisonnement («désespoir… larmes… douleurs… colères») et en prime les «rues étroites, tortueuses et sales», typique Casbah qui deviendra scène familière. Bref, le discours ouvre le chemin vers l’incompatibilité. Examinons quelques éléments de cette stratégie, comme l’emploi de l’éloquence avec ses figures de passion ou d’imagination, ainsi disait-on alors ; et l’émotion appelle l’image, ici, entre autres figures de style, l’hypotypose, une figure de pensée. Il y a hypotypose lorsque la réalité représentée n’appartient pas à l’univers actuel de l’émetteur, avec évocation d’un rêve, d’un passé («me rappelant les phases toujours si douloureuses de la vie du poëte») ; lorsque l’émetteur intègre à son présent et actualise le fait énoncé («donnaient à ce triste lieu l’apparence») ; lorsque l’émetteur recrée la description subjectivement, c’est-à-dire la fausse par l’actualité ou le choix («en juillet 1830, la flotte française»). Ce qu’il montre existe bel et bien, mais il abolit tout par sa recréation imaginaire («ma première pensée, mon premier souvenir fut pour le poëte […] en lui […] se résumaient pour moi toutes les souffrances, tous les cris»), à laquelle il associe son interlocuteur, lecteur français de la revue («la France venait d’entrer victorieuse»). Cet opérateur de figurativité, comme disent les stylisticiens, devient arme de manipulation, du double langage ; dans son argumentation l’émetteur joue sur la notion de vérité. Les vignettes, une de la fin du XIXe siècle, les deux autres du début XXe, prolongent l’argumentation. Dès 1605, première partie du roman, l’iconographie quichottesque connut un prodigieux développement, illustrant les plus célèbres scènes, moulins à vent, lions en cage, etc. puis vinrent Clavileño, mort du héros, etc. L’iconographie cervantine reste limitée ; de l’auteur ne subsiste qu’une gravure d’époque quoique incertaine, mais l’imagerie officielle et plus encore la théâtralisation populaire de sa vie créèrent un monde dans lequel l’épisode algérois tient une place qui dépasse de loin celle des autres événements. De façon plus schématique que le texte, les vignettes témoignent du jugement porté par les Lumières puis le romantisme sur le très commenté despotisme ottoman que le texte rappelle à l’aide des répétitions «janissaires» ou «porte» ; car les «portes de ce sépulcre» orientent le lecteur vers la Porte ou Sublime Porte, nom de la Turquie au XIXe siècle. L’Empire ottoman se présente comme l’absolue antithèse des valeurs véhiculées par les héritiers des révolutionnaires qui détruisirent la Bastille. Cette représentation de l’étranger à travers le prisme d’une doctrine (ici, les apports de la conquête française) conduit au mirage de l’Autre, commun à tout système dominant. La découverte de l’espace algérois de Cervantès débouche sur l’analyse de dimensions temporelles qui remontant au passé projettent le lecteur vers l’avenir.
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