À ma naissance, trois pays (l’Algérie, ma patrie, la France et l’Allemagne) se partageaient l’Histoire. Une histoire de violences.
Je suis née le 11 mai 1945, en Algérie, entre deux mondes: celui des deux guerres mondiales auxquelles mon père biologique – et avant lui mon grand-père maternel – décédé six mois après ma naissance, avait participé en tant que sous-officier «indigène» de l’armée française, plusieurs fois décoré (Croix de guerre, Médaille militaire…), bataille de Verdun en plus, pour libérer la France de l’occupation allemande ; et l’autre monde, celui de la résistance d’un peuple colonisé par la France et dans laquelle mon père adoptif, déporté à Cayenne à tout juste 17 ans, s´était engagé de toute son âme à son retour au pays et à Saïda, ma ville natale qui a eu sa part, longtemps occultée, dans les événements tragiques de mai 1945, avec Sétif, Guelma, Kherrata dans l’est du pays. Mon histoire dans cette pluralité n’a pas manqué d’amour ni de sérénité. J’ai eu l’immense privilège de naître dans une communauté plurielle où se côtoyaient étroitement plusieurs origines et plusieurs langues : l’arabe, le français, l’espagnol et même la langue germanique du fait de la proximité des casernes de la Légion étrangère. Nous suivions attentivement la vie quotidienne des légionnaires -originaires d’Alsace, d’Allemagne, d’Autriche, de Suisse, de Pologne, d’Italie-, répétions leurs exercices physiques et copions leurs vocables. Nous avions vite fait de saisir l’essentiel de leur langage aux sons parfois brefs et rudes. Je suis issue d’une famille arabophone, je parlais par conséquent arabe à la maison, mais je parlais et jouais, à l’instar des autres enfants indigènes, en arabe et en français. Je communiquais avec les voisins européens adultes en français ; certains d’entre eux s’exprimaient avec nous dans le pur arabe du terroir, spontanément. Aucune stratégie dans les rapports qui liaient nos familles n’était celle d’une véritable affection ou d’une attention réciproque.
J´ai lu en français très tôt, initiée par un frère, mon aîné de trois ans, passionné de livres. Lorsque je suis rentrée à l´école, à l’âge de 6 ans et demi, je savais déjà lire, mais j’ai quand même eu droit au cours d’initiation, classe réservée aux seuls indigènes qui devaient, en raison de leur origine, suivre une classe supplémentaire à leur accès à l’école. Mon niveau était tel qu’on m’avait fait accéder, l’année suivante, à un palier de deux classes supérieures. Depuis, mon ascension a été régulière. Je récoltais sans surprise, jusqu’au baccalauréat, entre autres prix, le 1er prix de français. On ne manquait pas alors de me demander toujours pour expliquer ces compétences si je n’avais pas de famille en France. Je n’en avais pas. Tôt, j´ai été remarquée pour mon goût pour la solitude et le silence -le paysage de mon enfance s’y prêtait : des montagnes, des vergers, des champs de blé, d´immenses jardins et pépinières auxquels l’accès était complètement libre- et la passion des livres. J’écrivais déjà, dans le secret, des poésies que j’étais seule à déclamer, où se chevauchaient tristesse pour un monde incompris et émerveillement pour un monde à découvrir. Dans mon entourage, on m’appelait «la petite intellectuelle». Mon autre frère aîné m’avait acheté, bien que son salaire était très modeste, une collection de livres à la belle reliure rouge, d’auteurs que ni lui ni les voisins européens ne connaissaient : Colette, Carco, Louÿs, Zola, Dumas, Kipling, Stevenson… J´avais 14 ans. À cette époque-là, des voisins européens qui étaient aussi fiers de moi que ma famille, m’avaient demandée déjà de donner des cours de soutien à leurs enfants. Il semblerait que je me sois bien acquittée de ma tâche. Je savais déjà à ce moment-là ce que je voulais faire plus tard : professeur de français. La suite a été sans surprise. La directrice du collège et les enseignants avaient, par ailleurs, décidé d’office pour moi : l’École normale !
L’École normale (d’abord celle d´Oran puis celle d’Alger) dont les principes convenaient à ma nature a été une source d’enrichissement exceptionnelle. Elle a raffermi ma vocation précoce. L’Algérie venait d’accéder à son indépendance, mais l’École a continué son enseignement avec les mêmes programmes et les mêmes enseignants français. J’ai voulu ensuite accéder à l´École normale supérieure de St-Cloud, à Paris, mais c’était trop tard. Il fallait pourvoir, dans mon pays, au remplacement des enseignants français, partis massivement. J´ai repris donc le chemin de ma ville natale pour exercer cette profession, véritable sacerdoce pour moi.
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