L’ivrEscQ : Le mot «palissade» ponctue votre texte à bon escient, du prologue jusqu’à la fin. Peut-on considérer ces redondances comme les colonnes sur lesquelles est fondée votre trame romanesque ?
Eugène Ébodé : «La palissade est bien haute aujourd’hui» est plus exactement une anaphore qui ponctue le récit et se conçoit fort bien, ainsi que vous le suggérez, comme une colonne. Elle place le narrateur et ses dilemmes face à l’épreuve. Faut-il reculer, renoncer ou sauter et franchir l’obstacle ? C’est un peu le résumé des problématiques ou des situations difficiles que nous devons souvent, individuellement ou collectivement, résoudre. En d’autres termes, “To be or not to be”, a jadis claironné William Shakespeare.
L. : Stéphane, le narrateur-personnage, raconte notamment la disparition inexpliquée du père. Est-ce la frustration engendrée par l’Absence ?
E. E. : Frustration, oui, mais au-delà, c’est la volonté de retrouvailles qui anime le narrateur. Au fond, j’ai voulu présenter un personnage en cherchant son semblable, tel un Diogène nouveau. Sa lampe est une forme de lueur tremblotante entre amour et rancoeur. Certes, ce semblable-là n’est pas n’importe qui : c’est son père. La quête du père se double aussi d’une envie de raccommoder en soi des morceaux disloqués, des lambeaux de fil mémoriel qu’il faut rafistoler du mieux qu’on peut. Les pères sont flamboyants ou ternes, mais cela n’a pas d’importance du moment où ils sont visibles. Leur absence ouvre un gouffre autour duquel on titube. La démarche du narrateur Stéphane obéit aussi au désir de rompre avec des incompréhensions tenaces, des colères résiduelles, des paroles hachées, échouées, suspendues au-dessus d’un silence provisoire. Qui peut aussi durer indéfiniment. Raconter devient nécessaire et l’arrivée de Charles Oscar est une intervention salutaire. Raconter, c’est tendre la main puis l’oreille. On ne le fait pas pour stopper la course du vent, mais alerter une conscience disposée à recevoir la supplique indicible. Stéphane, c’est nous ! Chacun est fils de quelqu’un, n’en déplaisent aux fécondations in vitro ! Il nous arrive parfois aussi de nous interroger sur nos pères et nos mères, en gros, sur le mystère des origines, et des hasards plus que de la nécessité. C’est vrai aussi que la thématique du père est permanente dans mes romans.
L. : Le Mufti Abdoul est un personnage bien singulier, et incontournable dans le roman. Pourquoi avoir choisi de revenir dans votre roman sur cette nostalgie des Pieds-noirs pour l’Algérie ?
E. E. : Parce que l’Algérie est un territoire magique, captivant et incroyablement euphorisant. J’ai voulu non pas raconter l’histoire des Pieds-noirs et leur «roman fantasmé», mais l’itinéraire d’un homme, d’un nostalgique qui arrête de chauffer les oreilles de pierre de ses voisins en France et retourne à Alger. S’agissant de l’Algérie ! J’ai été frappé par sa position géostratégique et le nombre de convoitises que ce pays a suscitées et combattues. J’ai aussi été guidé en amont par le mot de mon vieil oncle Onana Ntsama Ébodé. Quand je vivais au Cameroun, avant mon exil en France, il me recommandait de ne jamais perdre le Nord. Allez donc savoir pourquoi j’ai, très tôt, associé l’Algérie, avant même de fouler son sol, à ce conseil ! Je pense en définitive avoir compris, lorsque ma conscience politique s’est développée, que l’Algérie concentrait en elle une diversité ethnique, une immensité territoriale et un appétit de liberté qui résument assez bien la situation africaine. L’Algérie a vu accoster tant de peuples sur ses rivages et subi ou repoussé leurs intentions, troubles, passionnelles ou liberticides. Bref, j’ai voulu parler aux nostalgiques d’un vieil empire colonial et leur dire que l’histoire de l’Algérie ne commence pas en 1830. Pour ce qui est de la période française, j’ai lu les chroniques de Maupassant qui découvrit l’Algérie en 1882. Il raconte en effet les conditions ahurissantes dans lesquelles s’effectuaient la dépossession des terres en Algérie et leur cession honteuse aux Français venus frapper à la porte du Bureau arabe où se faisait la répartition des terrains et des concessions en Algérie. Du jour au lendemain, une famille algérienne perdant sa terre, tombait dans le servage, autant dire en esclavage ! Cela étant, voici un pays, une terre qui a donné naissance aux théologiens, mathématiciens, écrivains de génie et aux rebelles magnifiques. Pensons à Sidi Abderrahmane, le saint patron d’Alger, La Kahena, l’Émir Abdel Kader, Lalla Fatma N’Soumer, Saint Augustin d’Hippone, Cheikh Bouamama, Frantz Fanon, Kateb Yacine, Camus…
Suite de l’entretien dans la version papier
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