Tlemcen, capitale de la culture islamique, période faste qui donne à voir toute la richesse de notre culture. Peut-on évoquer Tlemcen sans parler de Mohammed Dib, cet auteur profondément attaché à son pays malgré les tourmentes de l’histoire et l’ingratitude des hommes ? Son projet littéraire est extrêmement vaste : dire l’Algérie plurielle avec ses richesses, sa diversité et l’inscrire dans une histoire fabuleuse. La célèbre trilogie La grande maison, L’incendie, Le métier à tisser, s’inscrit dans cette démarche : donner une visibilité à un pays, une voix à un peuple dans un contexte d’oppression, de dénigrement, de dépersonnalisation et de non-existence. A l’indépendance, Mohammed Dib reprend sa liberté d’écrivain. Ainsi, ses oeuvres vont investir d’autres espaces, notamment les pays nordiques. Habel (1977), Les terrasses d’Orsol (1985), Le sommeil d’Eve (1989), Neiges de marbre (1990), L’infante maure (1994).
Est-ce à dire que Mohammed Dib s’est «éloigné» de l’Algérie ? Certainement pas. Toutes ses oeuvres révèlent un attachement viscéral à sa terre natale. Lire, relire Dib est un pur bonheur tant son oeuvre est dense et riche en symboles. Notre coup de coeur est pour son oeuvre L’infante maure, et particulièrement pour Lyyli Belle, une petite fille pleine d’imagination qui veut à tout prix recréer le monde. Entre sa mère du Nord et son père africain, son regard «Moi qui vois tout, passe mon temps à tout voir, à tout surveiller» va saisir les moindres nuances : la tristesse de sa mère quand le père est absent, car il l’est souvent, l’attente d’un père, le bonheur de l’attente et l’angoisse de la séparation.
«Eux aussi Papa et Maman se révoltent en silence contre eux parce qu’ils souffrent l’un de l’autre.» Elle a conscience qu’elle est partagée entre deux mondes. Pour éviter l’écartèlement, elle va tenter de les réconcilier. Elle a pris conscience de l’étrangeté de la situation et elle n’a qu’un désir : transcender cette étrangeté : « Ce qu’il ne faut pas surtout que je fasse : tomber entre deux lieux. Dans l’un, oui, dans l’autre, oui, entre non. Je veux que l’un m’appelle à partir de l’autre et que j’y coure, et aussitôt après coure ailleurs.» « Parce que je crois qu’on naît partout étranger. Mais si l’on cherche ses lieux et qu’on les trouve, la terre alors devient notre terre. Elle ne sera pas cet horrible entre-monde auquel je me garde bien de penser. Je suis retournée à l’idée que ça puisse être. Il n’y a rien que je déteste autant que cette idée : être sans lieu.» Et le lieu qu’elle a choisi, c’est un arbre du haut duquel elle embrasse le monde et voit venir son père. Cet arbre est tout un symbole : racine – vie – filiation. Elle imagine que la nature a besoin de sa présence : «Les oiseaux croient-ils que je suis leur reine ? Lui le jardin, un doigt sur la bouche écoute.» Elle perçoit surtout le déchirement des séparations. Elle ne veut pas aller en ville avec sa mère. « Qu’elle y aille à sa ville. Et si Papa du coup arrivait et qu’il n’y ait ni elle ni moi à la maison? Un jardin vide, une maison vide, des objets qui le reconnaîtront ou qui ne le reconnaîtront pas. Qui va l’accueillir? J’en mourrais, je crois. Car, pour venir, il viendra. J’en suis certaine. Je resterai où je suis.»
Comment Lyyli Belle va-t-elle dépasser cette situation ? «Je vais, je viens, parce que cet homme qui est mon papa, cet homme est un étranger. Il a besoin que j’aille le chercher dans son étrangement. Et moi, ici dans mon propre pays, que suis-je sinon une étrangère? A son tour il vient et m’arrache à mon étrangement. Sans quoi, ça ferait deux étrangers de plus dans le monde. (…) Mais qui entend, qui entend ce que j’essaie de dire ? »
C’est dire combien Lyyli Belle est tiraillée et rêve d’une impossible réconciliation ; et pourtant, elle va vers la source et là, ce moment est fabuleux : en imagination, elle va aller en quête de ses origines, de son grand-père, l’homme du désert infini.
« Mais je dois arriver au sommet de la dune désignée par mon grand-père : une source finira-t-elle aussi par y naître sous mon talon. (…) Il me faut la chercher. Une source secrète, le beau Cheikh garderait plus qu’un simple désert.»
Terre des origines, le désert va prendre vie grâce à la source. Réminiscence coranique : l’enfant Ismaël chassé de la maison paternelle avec Agar sa mère était sur le point de mourir de soif dans le désert ; «alors elle l’a mis à l’abri du soleil dans un buisson et une source d’eau a jailli sous le talon d’Ismaël». Désormais grand-père garde la source et le désert mais surtout il l’aidera à déchiffrer le monde, à déchiffrer une écriture perdue dans le temps, les atlals, (vestiges) signe d’une écriture kabbalistique(1), mystérieuse dont il faut découvrir le sens. C’est une véritable quête : Grand-père garde la source et le désert «lieu de la mémoire et de l’amnésie ». Lyyli Belle pour échapper à la solitude, à son désert intérieur, s’invente des histoires car « quand une histoire commence le temps s’arrête » (comme dans les contes des Mille et Une Nuits). Et le roman se termine par une note d’espoir, espoir d’un monde de réconciliation. «Tout en veillant sur le désert et la source, grand-père nous garde. Il garde le monde. Un monde que je garde aussi. Et un jour arrivera peut-être où cessera ce grand va-et-vient d’étrangers.» «Tous, il faut l’espérer, nous finirons par nous retrouver où que nous nous trouvions. Pas plus que les autres, je n’aurai besoin de savoir si je suis même d’ici ou d’ailleurs. Aucun lieu ne refusera de m’appartenir et plus personne ne vivra dans un monde emprunté. Irons-nous au désert accueillant, il nous tendra la nudité de sa main ouverte. Rappelé à son premier état, la terre sera au premier venu.» En imagination, Lyyli Belle rencontre son grand-père. Elle lui pose de nombreuses questions : le grand-père lui remet un basilic, un lézard des sables (dans la mythologie, le basilic est un serpent fabuleux dont le regard passait pour être mortel).
«… Tu vas le prendre.
Moi le prendre !
Je me contracte, je me hérisse, je recule, mais une voix me chuchote :
Il le faut
Lyyli Belle. Et je fais, oui.
Il sait tout du désert. Quand il t’aura dit tout ce qu’il sait, tu le laisseras partir. Va, retourne dans les dunes.»
Lyyli Belle le tient mais il lui échappe.
Le grand-père s’écrie : «Les atlals- Retourne là où tu as déposé la bête et lis ce qu’elle a écrit. Des atlals, à n’en pas douter…» «Je cours vers l’endroit où je pense retrouver la fausse écriture du basilic. Elle n’y est plus ! Le sable est redevenu la page blanche… Trop tard.»
«Le vent est passé dessus. (…) Mais point de grand-père. (…) Le beau cheikh tout en blanc n’est pas sous sa tente. Il n’est nulle part. Aucune trace de sa présence aussi loin que s’étende le désert. Alors je prends sa place.» (p.159-60)
Par Djoher Amhis-Ouksel
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Nous aimons cet écrivain de talent et ô combien universel.
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