Un chant terrible sur Nedjma
Voilà un livre écrit « à la vitesse d’une poignée d’abeilles ». Nous n’avons pas fini d’en ressentir les brûlures ni cette intolérable giration où revient à la fois Nedjma, l’amante inaccessible, et la ville traquée. À vingt-sept ans, Kateb Yacine, vieux militant politique, appartient à cette race de jeunes poètes pour qui la Révolution ne peut être que totale. Si elle concerne le peuple, elle concerne aussi le cycle de l’écrivain. Kateb est entré dans notre langue un peu comme un terroriste, mais il s’agit ici d’un terrorisme de la générosité, l’affirmation d’une indépendance intellectuelle qui risque de choquer le lecteur plus par la forme que par le fond. Tout compte fait, Nedjma nous raconte autre chose que les aventures politiques, amoureuses ou picaresques de quatre jeunes Algériens. Dans un torrent de thèmes contradictoires, un fleuve difficile se dessine où rien ne surnage, où tout coule et se confond.
Ce roman est peut-être la tentative d’une renaissance à l’échelle de l’homme et du monde, par-delà toutes les fausses barricades. C’est pourquoi il ne manquera pas de scandaliser. Pour Kateb, il s’agissait de « se taire ou de dire l’indicible ». À l’opposé du « nouveau réalisme » minuté d’un Robbe-Grillet, il lance ce « réalisme déferlant », atrocement quotidien et bien arc-bouté sur le rêve, ce lyrisme à vif, cette exactitude féroce, à la façon d’électrochocs, de flashes ou de projecteurs (avec cette « ouakfa » de l’arabe, cet abrupte silence vertical qui donne à la phrase plus d’élan).
Après un certain désarroi, nous entrons dans cet univers d’images réelles, bouleversantes, et le récit s’ordonne, non plus témoignage minutieux et discret à la manière de Dib ou de Memmi, ni recensement obstiné d’une société en pleine évolution, mais la sincérité éclaboussante, le poudroiement de la route, le pas même de cette évolution, avec sa fatigue, ses désordres et ses cris. Cette passion de vivre, enregistrée par une caméra syncopée (parfois très proche de Faulkner), est aussi un art poétique. Et c’est l’Algérie nouvelle qui s’éclaire d’un coup et qui chante. Quel chant terrible !
Kateb s’attaque avec autant de violence à l’islam qu’au colonialisme. Cette jeunesse s’enivre, fume le haschich, rêve, combat, tue et souffre avec la même impatience. C’est contre un monde privé d’amour et de vérité plus que de justice qu’elle se dresse, « patrouille sacrifiée assumant l’erreur et le risque ».
Dans sa tragédie Le Cadavre encerclé, comme dans ses poèmes publiés en revues, Kateb nous avait déjà parlé de cette Nedjma mythique et si charnelle, de cette société écorchée qui fait éclater les cadres injustes de ses maîtres (colonisateurs et religieux), de ces jeunes militants inlassablement à l’affût de sang.
« Ce sont des âmes d’ancêtre qui nous occupent, substituant leur drame éternisé à notre juvénile attente; l’ombre des pères, des juges, des guides que nous suivons à la trace, en dépit de notre in, sans jamais savoir où ils sont, et s’ils ne vont pas brusquement déplacer la lumière, nous prendre par les flancs, ressusciter rien qu’en soufflant sur les cendres chaudes, les vents de sable qui nous imposeront la marche et la soif, jusqu’à l’hécatombe où gît leur vieil échec chargé de gloire, celui qu’il faudra prendre à notre compte, alors que nous étions faits pour l’inconscience, la légèreté, la vie tout court ». Certes, cette jeunesse rêve de « la cavalerie des Numides à l’heure du Maghreb renouvelant leur charge », mais elle admet que « la conquête était un mal nécessaire, une greffe douloureuse apportant une promesse de progrès à l’arbre de la nation entamée par la hache; comme les Turcs, les Romains et les Arabes, les Français ne pouvaient que s’enraciner, otages de la patrie en gestation dont ils se disputaient les faveurs. »
À chaque page, Kateb affirme sa solidarité active avec son peuple en lutte. Mais ces hommes que nous combattons nous parlent dans notre langue. Toute la tragédie est là. Nedjma et Le Cadavre encerclé, c’est précisément cet univers qui éclate. Ce sont ces hommes qui, par un effort suprême, font de la France et de la langue française non pas un vêtement de parade, mais l’arme fraternelle qui va au cœur d’un ennemi impossible à haïr.
Kateb Yacine et la littérature nord-africaine
Après l’expression « algérianiste » des solides écrivains coloniaux : Louis Bertrand, Robert Randau, Louis Lecoq, Isabelle Eberhardt ou Musette, dont certains manifestaient déjà un curieux esprit de « sécession » ; après l’effort de synthèse de ceux qu’on groupa arbitrairement dans une « école d’Alger », alors que toute leur ambition tendait vers Paris, et qui, fidèles à la tradition humaniste européenne, ont illustré la littérature française de ces dernières années : Jean Grenier, Gabriel Audisio, Albert Camus, Jules Roy, Emmanuel Roblès, Claude de Fréminville, Jean Amrouche, René-Jean Clot, Edmond Brua, Jean Daniel ou Maurice-Robert Bataille, la littérature nord-africaine actuelle apparaît comme le témoignage d’un déchirement, d’un retour aux sources et d’une volonté de renaissance :
Écrite par des autochtones ou des Européens d’Afrique, de culture française mais de formation spécifiquement locale, le plus souvent berbère ou arabe, israélite ou espagnole, cette littérature s’est trouvée engagée dans un climat d’interrogation et d’insécurité que les générations précédentes n’avaient pas connu. Touchés par le grand courant d’idées issues de la Guerre mondiale, par le mouvement d’émancipation spirituelle et sociale et la prise de conscience nationale des peuples colonisés, placés à un carrefour historique où l’islam régénéré, l’esprit de Bandoeng et les vieilles valeurs occidentales s’affrontent, s’interrogent et s’éclairent, quelquefois même, déchirés entre plusieurs conceptions différentes du monde, les jeunes écrivains nord-africains ont été appelés à porter témoignage du drame qu’ils partageaient avec leur communauté.
Influencés par les techniques romanesques françaises, américaines ou russes, certains, même par les structures cinématographiques, mais violemment imprégnés par la langue et les coutumes de leur milieu d’origine, ils ont créé des œuvres chaleureuses qui, refusant l’amertume et le doute, sont autant de revendications pour la dignité de l’homme et la justice. Toute cette littérature est une littérature de l’espoir. Je pense à Albert Memmi: La Statue de Sel, Algar (1) ; Mohammed Dib : La Grande Maison. L’Incendie ( 2 ), Au Café (3); Mouloud Mammeri : La Colline Oubliée, Le Sommeil du Juste (4) ; Driss Chraïbi : Le Passé Simple, Les Boucs (5) ; Mouloud Feraoun : Le Fils du Pauvre , La Terre et le Sang (2) ; Jean-Pierre Millecam : Hector et le Monstre (3) ; Ahmed Séfrioui : Le Chapelet d’Ambre (6) ; Jean Pélegri : L’Embarquement du Lundi (3) ; Marcel Moussy : Le Sang Chaud (3) ; Arcole (7), Les Mauvais Sentiments (2) ; Malek Bennabi : La Vocation de l’Islam (2) ; Malek Ouary : Le Grain dans la Meule (1) ; Mohamed Chérif Sahli : Abdelkader (8); Mostefa Lacheraf : Chansons ( les jeunes filles arabes ) (9) ; Henri Kréa : Grand jour (10) ; Malek Haddad : Le Malheur en danger (11) ; Roland Doukhan, Paul Ortéga, Nordine Tidafi, Abdelkader Farrah, Marcel Amrouche, Jean-Michel Guirao Abdelkader Safir, Jacques Lévy, Aït Djaffer et surtout Kateb Yacine. À peine publiée, l’œuvre de Kateb Yacine soulève des polémiques passionnées. Non seulement parce qu’elle échappe par la forme aux habituelles productions nord-africaines, mais aussi parce que, tout en projetant sur le colonialisme et ses excès un éclairage d’une cruauté inouïe, elle s’avise aussi de saper un certain nombre de valeurs traditionnelles jusqu’ici considérées comme taboues en pays d’islam. Dans la mesure où l’écrivain nord-africain est engagé dans le drame et les luttes de son peuple, une telle désinvolture dans la lucidité pourrait paraître inopportune. On a déjà fait le même reproche à Albert Memmi à propos de sa Statue de Sel et à Driss Chraïbi à propos du Passé Simple. Certes, il semble nécessaire de dénoncer le mal qui, de l’extérieur, a dépersonnalisé, bâillonné ou corrompu notre société, mais faut-il pour cela, au nom d’une dangereuse prudence, ignorer les tares profondes et les habitudes qui ont permis, de l’intérieur, la mise en place d’un véritable dispositif d’aliénation ?
Et le devoir de l’écrivain n’est-il pas d’échapper à des considérations pragmatiques étroites et, dressant le bilan d’une expérience personnelle ou collective, de proposer, au-delà de nos plaies, une clairière sur l’avenir ? En cela Kateb n’a pas failli à sa mission. Et ce que nous avons demandé à Rimbaud, « la formule », il se pourrait que des générations de nord-africains viennent désormais le prendre dans la franchise et l’énergique beauté de cette œuvre (…)
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