LivrEscQ : Milan Kundera, ce romancier tchèque, après avoir vécu en France, ayant obtenu la nationalité française, était-il un «dissident» dans son pays d’origine ? Yves Ansel : Si Kundera était resté un romancier prisonnier de son pays et de sa langue (le tchèque), jamais il n’aurait connu la gloire qu’est la sienne. Comme il le souligne dans son troisième essai écrit en français Le rideau (2005). Les grandes nations ont plus de moyens pour fabriquer de grands hommes, de grands écrivains. Kafka et Joyce, originaires de «petits pays», sont les exceptions qui confirment la règle. Mieux vaut écrire dans une langue d’un puissant pays, si on veut avoir une chance d’être connu, reconnu et devenir un «grand écrivain». Étant donné que les Français ne sont pas habitués à distinguer la nation de l’État, j’entends souvent qualifier Kafka d’écrivain tchèque (il était, en effet, depuis 1918, citoyen tchécoslovaque). Bien sûr, c’est un non-sens. Kafka n’écrivait, faut-il le rappeler, qu’en allemand et se considérait, sans aucune équivoque, comme un écrivain allemand. Pourtant, imaginons un instant qu’il ait écrit ses livres en tchèque. Aujourd’hui, qui les connaîtrait ? Non, croyez-moi, personne ne connaîtrait Kafka s’il avait été tchèque1. Kundera sait de quoi il parle quand il évoque Kafka. On ne naît pas grand écrivain, on le devient. Et pour cela, il faut que vos livres soient lus ailleurs dans ce vaste monde, et traduits pour une audience internationale. Si Kundera est connu, c’est parce qu’il a trouvé une patrie dans la langue française. La France a joué un rôle essentiel dans sa célébrité.
L. : À partir de quel moment, voire de quelle publication, la notoriété de Milan Kundera commence à émerger ? Y. A. : Kundera commence à publier dans son pays. Il rencontre même un certain succès (ce n’est pas un auteur «maudit»), mais c’est seulement quand son œuvre s’exporte, quand elle passe les frontières qu’il voit son destin changer. C’est avec la traduction et la publication de La plaisanterie (roman achevé en 1965 publié, d’abord, à Prague en 1967 puis par Gallimard en 1968) que commence sa notoriété internationale. Préfacé par Louis Aragon (membre du Parti communiste français, directeur des Lettres françaises et l’un des intellectuels les plus influents). Cet ouvrage est naturellement lu sous un angle politique. Il est perçu comme la condamnation du stalinisme, de totalitarisme. Rien de plus normal qu’une telle réception dans le contexte de l’époque. La plaisanterie, donc, raconte le destin d’un homme victime du parti communiste. C’est le récit d’une vie totalement broyée par le parti. Dans sa jeunesse, le héros, Ludvik, milite dans le parti, et partage «l’illusion lyrique» de tous ceux qui jugent que le communisme changerait le monde. Un jour, il envoie une carte postale à son amie Marketa, et, pour se moquer de sa naïveté (Marketa croit tout ce que la propagande raconte, et a foi dans les slogans du régime). Par plaisanterie, il écrit : «L’optimisme est l’opium du peuple! L’esprit sain pue la connerie Vive Trotski.» Les mots de cette carte ne devaient pas rester secrets. Ludvik est convoqué, jugé et condamné par le comité des étudiants du parti qui votent non seulement son exclusion du parti, mais aussi son interdiction de poursuivre ses études à l’université. Le «traître» de la cause socialiste se retrouve dans un bataillon disciplinaire. Condamné de longues années à être mineur en compagnie d’autres réprouvés, avec les «Noirs» (déviants politiques, ennemis présupposés du régime socialiste tchèque), avant de pouvoir, bien longtemps après, revenir dans sa ville natale. Même si Ludvik n’est pas le seul héros de l’histoire, il reste le narrateur et le personnage de premier plan. C’est à travers lui, à travers son point de vue que le lecteur perçoit l’importance du parti et de ses mots d’ordre, l’omniprésence de la censure, les effets dévastateurs d’une surveillance constante (il n’y a pas de vie privée. Tous les mots sont lus, toutes les conversations espionnées), le poids du totalitarisme dans la vie quotidienne.
L.: À croire que succès rime indiscutablement avec politique… Y. A. : En effet, c’est cet aspect-là du livre qui a été mis en avant. La critique, les lecteurs ont spontanément vu dans La plaisanterie un roman à thèse remettant en cause l’idéologie du parti communiste. Et dans le cadre de la guerre froide où les oppositions entre les deux blocs (l’URSS / les États-Unis) étaient sans nuances, cet ouvrage venu de l’Est a été immédiatement lu et récupéré à des fins politiques, et ce d’autant plus que la traduction française de La plaisanterie paraît au cours de l’automne 1968, soit fort peu de temps après l’invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes russes (en août). L’écrasement du Printemps de Prague par les chars russes (un écrasement enregistré, filmé, «vu à la télévision») a suscité partout une grande émotion, a attiré l’attention internationale sur le dramatique sort réservé à ce «petit pays», et, par ricochet, fait une énorme publicité au roman de Kundera. Et dans la mesure où La plaisanterie ne servait pas les intérêts du communisme, où le roman apparaissait nettement comme un critique du système socialiste soviétique, Milan Kundera, à son corps défendant, s’est vite retrouvé dans le rôle de l’opposant, du «dissident». C’est cette première image de l’écrivain qui a lancé sa carrière hors des limites de sa langue et de son pays originels. Comme l’écrit François Picard dans La biographie de l’œuvre : «On peut le dire tout net : c’est son aventure française qui a décidé du destin de La plaisanterie, c’est la France qui l’a fait connaître dans le monde entier2».
L. : Sortir de son pays, de sa langue, du «petit contexte» pour atterrir au bastion de l’universel. Avec quelle technique ? Y. A. : Dans son second essai, Les testaments trahis, Kundera signe cette phrase, lourde d’une expérience vécue : « Les premières interprétations collent à une oeuvre, elle ne s’en débarrassera jamais3.» Ce constat désabusé, Kundera le fait à propos des écrits de Kafka qui, jamais ne se débarrasseront des premières interprétations, idéalistes, mystiques et fausses de Max Brod. Mais il est évident qu’il songe aussi au destin de ses premiers romans où le cadre de l’action et l’arrière-plan historique sont tchèques (La plaisanterie ; La valse aux adieux, 1976 ; Le livre du rire et de l’oubli, 1979 ; L’insoutenable légèreté de l’être, 1984) et qui, pour ces raisons, ont été souvent rapetissés, ramenés à leur seule dimension politique. Jusqu’à la fin de la guerre froide (chute du mur de Berlin en novembre 1989), parce qu’il écrivait des romans qui, certes, étaient critiques, manifestement écrits pour dénoncer l’iniquité, l’atrocité du «socialisme réel», Kundera fut considéré comme un écrivain «engagé» ; comme un Tchèque luttant, à sa manière, pour libérer son pays de l’oppression soviétique. Or, même si ces romans avaient un évident contenu politique, ils renvoyaient à l’histoire récente de la Tchécoslovaquie. Kundera a toujours refusé que l’on réduise ses fictions à n’être que le miroir d’une époque, d’un moment de l’histoire de son pays. Il ne voulait pas qu’on diminue la portée de son travail en enfermant ses oeuvres dans son temps, et qu’on les condamne à l’oubli (comme est oublié aujourd’hui le Printemps de Prague, qui ne signifie plus rien pour les jeunes générations). Il s’est défendu d’être juste un auteur tchèque. Pour lui, un écrivain n’est grand que s’il arrive à dépasser la petite histoire, que s’il délocalise ce qu’il écrit en touchant des problèmes universels (…)
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