Lettre de Rabia Ziani
Je laissais libre cours à mon imagination. Je me transportais ailleurs, là où il faisait si bon de vivre et cet ailleurs, c’était la France. Des émigrés, de retour, nous parlaient d’elle comme d’un paradis sur terre. Ils nous racontaient même leurs conquêtes féminines et nous les écoutions, nous les adolescents avides de sensations, avec des palpitations au cœur. Je n’étais plus un enfant. Cette période qu’on appelle la puberté m’inquiétait. Seul dans les champs, des larmes me venaient sans cause apparente. Il m’arrivait parfois de sentir tout à coup mon cœur se gonfler et, pourtant, j’étais calme, presque heureux et je dirais maintenant que rien ne vaut les premiers rêves des hommes. J’aimais la fille de notre voisin, celle qui deviendra plus tard ma femme. J’appris à nager dans les eaux boueuses de l’oued, je grimpais comme un singe aux arbres les plus hauts, j’étais infatigable à la marche, apte à toutes les prouesses. J’affrontais serpents et scorpions abondants dans ma région rocailleuse. Je les écrasais avec volupté avec mon bâton noueux. Je tendais des pièges aux étourneaux et quand la chasse était bonne, je vendais mon gibier. J’économisais sou par sou pour me payer le billet de bateau pour la France. En attendant, il me fallait affronter la grande épreuve de ma vie : le certificat d’études. La grande épreuve de ma vie. Enfin, il arrive le certificat d’études primaires, le Sésame, ouvre-toi, cet examen attendu si impatiemment marqua la fin de ma scolarité. Pour la première fois dans les annales de l’école de Tala Boualem, un candidat, un seul, se présenta pour le défier et ce candidat, c‘était moi. Quel honneur que de figurer dans le livre des records ! Ce jour-là, 20 mai 1948, je m’étais levé à l’aube et à la lumière pâlotte d’une bougie, je m’étais mis à réviser les règles de grammaire. Le participe passé du verbe avoir me donnait des sueurs à cause de son accord avec le complément d’objet direct place avant le verbe. Et, en calcul, qu’allions-nous avoir ? Des trains qui se croisent ou bien le problème d’un robinet qui goutte au-dessus d’un bassin ? L’heure fatidique approche. Je mis en hâte ma gandoura de l’Aïd précédent, je chaussai mes savates, les premières de ma vie et en route ! C’est que j’avais six kilomètres à faire à pied et pour atteindre le centre d’examen de Boghni, petite ville coloniale où je n’avais jamais mis les pieds. Les Français, je ne les connaissais que par les livres. Des hommes d’un autre monde pour moi. Me voilà devant l’école Jules Ferry – beaucoup de monde. Tous endimanchés, les garçons de mon âge se parlaient pour chasser leur angoisse. Huit heures, la cloche sonna le début des épreuves. Rédaction : «Quand vous serez grand, quel métier choisirez-vous ?». Sujet classique étudié en classe, puis vint la dictée, la bête noire des élèves indigènes. Nous pensons en kabyle et nous écrivons en français. Il fallait faire moins de cinq fautes pour être admissible. Un exploit avec un texte de Châteaubriand, riche en couleurs. L’examinatrice, une jeune fille blonde, avait une façon bizarre de prononcer l’h aspiré de hérisson. Qu’importe ! Courage et espère !
Arrive midi, mon père m’attendait devant l’école : – Viens, mon fils, me dit-il, tu dois avoir faim, nous allons «casser la croûte !» Expression familière pour dire «nous allons manger». Je le suis un peu plus loin, il s’arrêta devant un platane, sortit du capuchon de son burnous une baguette de pain et une boîte de sardines à l’huile. Festin de roi ! Quel goût exquis avaient ces sardines dans ma bouche affamée ! L’après-midi se passa avec des matières de moindre importance : histoire, géographie, dessin, chant. À quatre heures, tous les candidats étaient dans la cour, trépignant d’impatience de connaître les résultats. Une demi-heure plus tard, un homme grand de taille, portant costume, cravate et lunettes, nous fit taire d’un geste de la main. Il brandit une feuille de papier : la liste des candidats reçus au C.E.P. de l’année 1948. Mon cœur battait la chamade. Les noms se suivaient : Abad, Saadi,… À chaque nom prononcé répondait un cri de joie. Je retins ma respiration. Enfin, il me semblait avoir entendu mon nom, je restai interdit, incapable de faire un mouvement et n’étant pas sûr d’avoir entendu mon nom, je dis à mon camarade d’à côté :
-L’inspecteur a bien dit : Ziani Rabia ?
-Mais oui, répondit-il. L’émotion m’étouffa, j’avançai vers la sortie. Mon père était là, accoudé au portail et je lui criai de loin : «Je suis reçu ! Je suis reçu !» – «Dieu soit loué, dit mon père en m’étreignant, je suis fier de toi !» De retour au bercail où j’avais encore six kilomètres à faire à pied, mon père s’arrêta devant une boutique, (…) À suivre
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