L’ivrEscQ : Lire Assia Djebar ! est un recueil de lectures des «fans» de Assia Djebar : Hervé Sanson, Anne-Marie Carthé, Hibo Moumin Assoweh, Kiyoko Ishikawa, Wassyla Tamzali, vous-même et tant d’autres. Comment avez-vous classé toutes ces lectures ? Autrement dit, quel a été le texte fondateur de cet ouvrage ?
Amel Chouati : Il n’y pas de texte fondateur mais une journée d’études qui a été déterminante à l’écriture de ce livre. En 2010, nous avons organisé à Paris une journée que nous avons intitulée Conversation avec l’œuvre d’Assia Djebar. Nous avons réuni des lecteurs du monde entier. Il leur avait été demandé de parler de la subjectivité de leur lecture. Il arrive très souvent que nous nous cachons derrière des théories pour argumenter et soutenir nos idées et de cette manière nous masquons nos affects et nos sentiments avec la tentation de chercher très souvent à dévoiler les mystères de l’écriture de l’auteur. Or, un lecteur est celui qui, en lisant pense et éprouve des émotions. L’expérience de cette journée fut une réussite c’est pourquoi j’ai voulu la prolonger à travers un projet d’écriture. J’ai invité dix lecteurs de l’Algérie, de France, de Djibouti, du Japon et des Etats-Unis d’Amérique. Il y a un comédien, des psychologues, une plasticienne, des littéraires et une traductrice. L’unique consigne donnée: exprimer librement sa propre rencontre avec l’œuvre. Le résultat est très original. Même notre éditrice de La Cheminante, Sylvie Darreau, a contribué avec un écrit. J’ai travaillé ensuite à organiser les textes mais j’aurai pu proposer une autre organisation. En vérité, j’ai voulu qu’il n’y ait ni début ni fin à cet ouvrage. C’est pourquoi, on peut commencer sa lecture par le texte de son choix.
L. : Ce recueil de lectures peut-il avoir une suite quand on sait que l’œuvre d’Assia Djebar est magistrale ? Pensez-vous recueillir d’autres lectures de ses romans, ses poèmes et de tous les aspects culturels ?
A. C. : L’œuvre d’Assia Djebar est un puits inépuisable. Les idées et les projets ne manquent pas. Cependant il faut un temps de maturité pour chaque idée, chaque projet. Il faut aussi avoir de véritables rencontres humaines qui portent le projet et le soutiennent et du temps bien sûr. L’écriture est un exercice difficile qui demande du travail et de la rigueur. On ne peut pas improviser quand il s’agit de parler d’une œuvre monumentale.
L. : «Nous, lecteurs, parvenus à la sortie du tunnel, allons embrasser d’un regard plus perspicace le champ vain de ruines qu’aura laissé cette auteure encombrante, qui, devant nous, regrette de ne pas avoir réussi…». Pourquoi avoir choisi dans votre avant-propos, les phrases finales, du roman de Nulle part dans la maison de mon père, qui déstabilisent les férus de Djebar ?
A.C. : Vous le dites vous-même cette phrase écrite par Assia Djebar dans la postface de son dernier roman Nulle part dans la maison de mon père m’avait déstabilisé aussi. Bien plus, j’ai souffert de ces mots car Je trouvais l’écrivain injuste avec elle-même alors que son œuvre a littéralement bouleversé ma vie comme je l’écris dans Le miracle de la langue au service de la transmission publié dans notre ouvrage collectif. Parler de ce passage a simplement pour but de démontrer de quelle manière un lecteur dialogue avec l’écrivain par l’intermédiaire d’une lecture silencieuse. Le lecteur peut être actif, réactif. Il y a des lectures dont on ne sort pas indemne comme ce fut le cas pour moi lorsque j’ai lu Vaste est la prison. C’est de cela dont il est question dans notre ouvrage, tenter d’écrire de quelle manière cette œuvre travaille intérieurement chacun de nous.
L. : En ce numéro Spécial ramadan, je reviens notamment sur l’ouvrage d’Assia Djebar Loin de Médine, où l’écrivaine rehausse la place de la musulmane d’antan méconnue, ignorée, oubliée et son influence sur le fondateur de l’islam. «Une magnifique leçon d’histoire à ceux qui veulent dévaloriser la femme musulmane» selon Sophie Boukhari dans la 4ème de couverture de ce roman… Pensez-vous que la romancière est rattrapée par l’historienne, qu’elle est, puisqu’elle remonte jusqu’à ces femmes qui ont installé la religion musulmane aux côtés du prophète ?
A.C. : La romancière Assia Djebar est aussi historienne. Après une longue interruption, elle est revenue à l’écriture romanesque avec un chef-d’œuvre, L’amour, la fantasia publié en 1985 dans lequel elle croise pour la première fois la petite histoire dans la grande Histoire. Elle a conscience que les événements contemporains, les comportements, les lois et les langues gardent des traces du passé même lointain. Depuis ce roman, elle cherche à construire du sens en faisait référence à l’histoire. Elle remonte loin dans le passé pour réfléchir sur les événements politiques, religieux et sociologiques qui pourraient expliquer les rapports entre les hommes et les femmes aujourd’hui. Par ces recours à l’Histoire, elle essaye de comprendre les répétitions des comportements et des discours à travers les générations qui peuvent arriver jusqu’à nous.
L. : Un colloque international «L’expérience créative de Assia Djebar ou l’œuvre d’une vie» sur Assia Djebar se prépare en Algérie, à Tizi Ouzou du 9 au 11 novembre 2013. Sans tomber dans les surenchères et les supputations désobligeantes, pourquoi avoir attendu tout ce temps pour parler de cette écrivaine de Cherchell, en Algérie ? D’autant plus, la littérature universelle façonnée par des voix algériennes et des voix d’outre-mer, Assia Djebar, est la pionnière… ?
A.C. : Je vous rappelle que Le Cercle des Amis d’Assia Djebar est établi en France. Il a de très nombreuses idées mais très peu de moyens financiers. Un colloque international est un événement très important qui demande une grande logistique, des moyens financiers, une institution et des autorisations. Mais il faut d’abord rencontrer les personnes qui ont la même conviction que nous, qui savent combien il est temps de consacrer un événement en Algérie pour la plus importante écrivain d’Algérie. L’idée d’un colloque en Algérie nous l’avons eu après la journée d’études à Paris. La formidable occasion s’est présentée en 2011, lorsque un enseignant de l’université de Tizi Ouzou, Aziz Namane était venu assister à l’une de nos rencontres. Je lui avais fait part de notre projet. Il est reparti dans son université, il en a parlé aux responsables qui ont aussitôt adhéré à ce projet. En partenariat avec Le laboratoire d’analyse du discours et l’université des langues et des lettres Mouloud Mammeri, nous travaillons ensemble activement pour organiser un colloque le plus représentatif de l’œuvre de l’écrivain. Nous allons réunir des spécialistes de Assia Djebar venus d’Algérie, de Tunisie, d’Egypte, de France, des USA, du Japon, de Djibouti et d’ailleurs. Quelques auteurs de notre ouvrage seront présents à cette occasion.
L. : Vous dites que Le Cercle des amis d’Assia Djebar est une association légale, à maigres dons, depuis 2009 ; en dehors des lectures, des analyses et toutes les études autour de l’œuvre de Djebar, que propose votre Cercle, dans le projet littéraire en dehors de cette immense écrivaine ?
A.C. : Le Cercle Des Amis d’Assia Djebar est un club de lecture autour de l’œuvre de l’écrivain, crée par moi à Paris en 2005. Il a pris une forme associative en 2009. Il s’agit d’organiser tous les deux mois environ des lectures et des projections autour de cette œuvre et autour des thématiques abordées par elles : l’Histoire, les langues, la femme… Nous invitons également des intervenants (écrivains, cinéastes, universitaires ou de simples lecteurs…) pour des débats et des lectures. Assia Djebar avait répondu à notre invitation en 2007. Il y a deux fondements au Cercle des Amis d’Assia Djebar que j’ai instaurés dès la première rencontre: Le métissage culturel, intellectuel et professionnel des rencontres. Ainsi, les lecteurs sont de différentes nationalités. Ils sont universitaires, des étudiants, des «spécialistes» ou tout simplement des personnes qui viennent écouter pour découvrir un écrivain. Le nomadisme spatial est le second fondement. Nos rencontres se déroulent dans les cafés et restaurants, essentiellement à Paris mais aussi ailleurs. En décembre dernier le cercle était à Djibouti. Les échanges avec les lecteurs se poursuivent au-delà de ces rencontres grâce au blog qui est un formidable moyen pour échanger avec les lecteurs du monde entier. Il regroupe nos différentes activités, les écrits divers du Cercle mais aussi les textes des lecteurs qui souhaitent publier.
www.assiadjebarclubdelecture.blogspot.fr. L’association vit pour l’instant uniquement des droits d’adhésion, de quelques modestes dons de particuliers et maintenant de la vente de notre livre en France.
L. : Comment s’est faite cette grande complicité littéraire entre vous et Anne-Marie Carthé ? Car, la tournée en Algérie s’est faite à double voix.
A.C. : Je suis venue en mai dernier promouvoir l’ouvrage Lire Assia Djebar ! en Algérie avec Anne-Marie Carthé, l’une des onze auteurs. Anne-Marie Carthé est plasticienne et poète. Elle a contribué dans cet ouvrage avec de la poésie et des photographies représentant son magnifique tableau Hommage à Assia Djebar. Un détail de ce tableau est à l’origine de la couverture de notre ouvrage. Ma rencontre avec cette plasticienne s’est faite autour de cet ouvrage. J’avais précédemment découvert le tableau qui m’avait impressionné car elle a su parfaitement représenter le cœur de l’écriture d’Assia Djebar avec une grande sobriété. Cette plasticienne rompt avec la vision orientaliste souvent mise en avant lorsqu’il s’agit de parler de l’Algérie et des Algériennes. Elle exposera son œuvre à Alger pendant un mois. Cette exposition se fera dans le cadre d’un hommage que Le Cercle des Amis d’Assia Djebar organisera pendant un mois à partir du 27 février 2014, en partenariat avec l’Institut français d’Alger. Cet hommage sera rendu sous la forme de conférence, projection, lectures et exposition. (…)
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