Double actualité d’Arezki Métref: invité à Paris puis à Alger à la commémoration du vingtième assassinat de Tahar Djaout, cet écrivain cinéaste a vu la projection de son film-documentaire Ait-Yenni, paroles d’argent être projeté et débattu dans de nombreuses films de l’Hexagone. Ici, un portrait suivi d’un entretien sur sa genèse dans l’’écriture et sa conception du fait littéraire.
L’homme qui marchait dans sa tête
vec son pantalon indien d’un bleu touarègue et sa tunique ouverte sur un minuscule signe berbère, symbole de son amazighrité, Arezki Metref a l’allure «peace and love» des seventies. Loin des eaux nourricières, ce sont ses années-refuge lorsqu’il sent monter en lui la nostalgie. Il me reçoit dans son appartement situé dans la banlieue sud de Paris. Au mur, des toiles aux couleurs puissantes, vibrantes, surgies d’un corps à corps sensuel avec la matière. Un univers à risque. Une énigme soumise à la sagacité du regard. Ce sont ses œuvres, celles qu’il peint généralement le jour, mais aussi la nuit, parfois dans une cave, à la lumière artificielle des ampoules électriques, sous la pression de l’angoisse du vide. Sur la table basse, au milieu du salon, le regard moqueur de Gabriel Garcia Marquez me lorgne en première de couverture d’un petit cahier rouge de chez Grasset. «Le plus grand écrivain de tous les temps. Le seul auteur dont j’aime toute l’œuvre», lance Arezki en guise d’introduction, tout en me versant une tasse de café italien. Devant lui, il a tous les livres du «maestro» de la littérature colombienne et accessoirement les siens, une vingtaine au total, sans compter les nouvelles, et divers écrits publiés dans des revues spécialisées. Comme Gabo, Arezki Metref s’est «abîmé» dans l’écriture journalistique avant de s’adonner à la littérature, abstraction faite des œuvres tâtonnantes de la prime jeunesse.
Un surdoué du stylo au caractère tourmenté et rude qui masque une sensibilité heurtée en permanence. Un touche à tous les styles. Un dévoreur de mots rompu à l’écriture. Une énergie vouée toute entière à sa passion, sans halte ni quiétude : «Je ne peux goûter aucun repos sans ressentir une sorte de culpabilité christique»
Arezki, je le connais depuis cinq ans. Cinq années d’une amitié complice et exigeante. C’est au salon du livre de Paris que je l’ai rencontré pour la première fois. Il m’apparut comme un homme solide au visage carré, taillé dans le roc de ses montagnes ancestrales. Comme toujours en ces lieux, des lecteurs attendaient la dédicace. Des hommes, des femmes, parfois un peu gauches, manifestement intimidés par la démarche. Lui, souriait d’un sourire presque enfantin. Il aimait cette rencontre avec son public. Eux, étaient sous le charme, subjugués par son charisme nourri d’un subtil dosage d’autorité et de vulnérabilité. Une personnalité tout en contraste et en contradictions assumées. Il était en signature pour la totalité de ses écrits dont je ne connaissais que les articles hebdomadaires parus dans Politis, les seuls, à mon sens, capables alors de démêler la complexité de la réalité algérienne. L’un des seuls journalistes aussi qui, venu en France pour des raisons politiques, ait volontairement utilisé une démarche pédagogique et non émotionnelle pour faire entendre cette réalité aux Français. Devant mon choix hésitant, il m’avait demandé :
– Qu’aimez-vous lire, la poésie, le théâtre, les essais ? Prise de court, je risquai :
– Le théâtre ? Alors, il me mit d’office La nuit du doute entre les mains, le troisième volet de sa trilogie initiée avec Priorité au Basilic et poursuivie par L’agonie du sablier. Je dévorai la pièce en quelques heures, bouleversée par l’intensité dramatique de ce huis clos suffoquant où des personnages à la dérive se croisent et se décroisent dans un ballet baroque, à l’image d’une Algérie en décomposition. En 2003, Dominique Brodin, le directeur de la compagnie du Centre dramatique de la Courneuve, dans la région nord de Paris, rencontre le texte :
«Un texte vif argent, souligne–t-il, acéré comme une lame, plein d’un humour caustique, une quête de la vérité dans l’atmosphère poisseuse d’un polar mâtiné de Beckett.» Puis, il rencontre l’auteur «Un auteur à la langue magnifique». Dominique Brodin l’interroge : «Que se passe-t-il après ?» C’est ainsi que naît Post scriptum, une écriture au-delà du point final. Depuis, La Nuit du doute et Post scriptum ont été jouées sur la Scène Nationale de Cergy Pontoise et au centre dramatique de La Courneuve, mais pas encore à Alger, en dépit de projets pourtant bien engagés. Dans les premiers temps de l’exil, Arezki Metref avait pris l’habitude d’écrire dans les cafés. Il est vrai que le petit appartement providentiel qu’il occupait sous les toits de Paris, était un peu trop froid l’hiver, un peu trop chaud l’été. Et puis, paradoxalement, il avait besoin des couleurs et des bruits de la ville pour pouvoir s’isoler. Pour pouvoir se rassurer. Chaque matin, il se pliait au rituel du premier café et de la première cigarette à A Verse toujours, un petit bistrot de quartier, à deux pas de la rue de Valence où il habitait alors. Il s’y nourrissait des scènes de la vie parisienne. Celles-là mêmes qu’il nous restitue dans Douar (Domens 2006). Plus tard, il arriva qu’il me dictât les mots de ses futures publications, brûlante éclaboussure jaillie du magma en fusion. Il y avait quelque chose du souffleur de verre dans sa démarche. Informe d’abord, sa pensée se faisait matière pour devenir un petit chef d’œuvre littéraire. J’étais sidérée par l’apparente facilité avec laquelle il semblait écrire ses pièces.
Il faut dire que l’écriture, en général, et le genre théâtral, en particulier, sont une histoire de famille chez les Metref. Le grand-père maternel, Ramdane Metref, fit partie d’un mouvement d’émancipation des instituteurs indigènes dans les années 20. Militant communiste et écrivain, il participa à la publication de La Voix des humbles, et signait ses écrits de pseudonymes aux antipodes : L’Ermite du Djurdjura ou le Paysan du Danube. Un oncle, Amar Metref, dirigeait un collège et publiait, lui aussi . Son père Belaïd, greffier de justice par nécessité et dramaturge par passion, écrivait des pièces en alexandrins . Un personnage en marge des réalités. Tout aussi lointain que son théâtre, pour le jeune Arezki qui se construit dou loureusement dans le sillage de l’absent.
D’ailleurs, l’enfant déteste Molière dont le nom est associé aux contraintes scolaires. Mais, il a déjà le goût du paradoxe et admet volontiers : «En fait, cela m’a attiré vers le théâtre, vers tout ce qui n’était pas Molière». Puis, il découvre un autre Molière sur les murs de sa cité où les ciné-pop de René Vautier projettent un film arabe tiré du Médecin malgré lui.
Il a seize ans lorsque son père l’emmène au Petit Théâtre, rue Harriched (ex-Mogador) à Alger. Ce sera la première et la dernière fois de sa vie qu’il partagera cette émotion avec son père. On y joue El Châab, El Châab avec Slimane Benaïssa et Chris Reda.
En classe de terminale, avec une bande de copains, il crée une troupe qui deviendra Le Théâtre de la rue, et écrit sa première pièce à l’âge de dix-huit ans, Alléluia. On est à la fin des années 60, le mouvement hippy secoue la jeunesse algérienne qui vibre pour le combat d’Angela Davis. Coiffure afro, pantalon pattes d’eph, Arezki croit en la paix, conspue le racisme et rêve déjà à haute voix. Bien sûr, la pièce est en vers. Il n’ose pas encore s’élever au-dessus des cimes : «J’avais essayé de lire Les Parents terribles de Cocteau, mais je n’y étais pas parvenu.» L’envol viendra plus tard.
Ambitieuse, la troupe décide de s’auto-former : «Je me souviens avoir préparé une conférence sur Brecht. Je me suis enfermé pendant quinze jours et j’ai lu tout ce que j’avais sous la main.» «Une conférence très naïve», souligne-t-il, mais qui oriente le travail de la troupe qui commence à faire les titres des journaux. Avec la fougue de ses 18 ans, Arezki s’investit totalement dans sa passion, écume toutes les scènes d’Alger et commence à publier dans la presse, sollicité par un journaliste d’Echabab qui a flairé son jeune talent.
Il est critique théâtral, participe à un séminaire sur le théâtre amateur à Saïda avec, notamment, Aloula, Azzedine Medjoubi, Martinez, Hachemi Cherif, et couvre le festival de Mostaganem plusieurs années de suite. Mais bientôt, l’emprise du journalisme l’oblige à sacrifier sa passion et, peu à peu, son ancrage théâtral s’estompe :
«Le théâtre était resté quelque chose d’inachevé. Je pressentais que j’allais y revenir un jour, sans savoir comment.» Le retour à l’écriture théâtrale survient vingt ans plus tard, en juin 1991. Alger est investie par les militants du Front Islamique du salut qui a ordonné la grève insurrectionnelle. Il se souvient : «Alger était sale et saturée de gaz lacrymogènes. L’incertitude et le brouillard planait sur la ville.» Il travaille à L’Hebdo Libéré, un journal dont la rédaction siège place Hoche, à côté de la radio. Il a établi son poste d’observation chez Miguel, l’un des trois bars de la place agglutinés autour d’un jet d’eau perpétuellement à sec. Un jour, il surprend un vieillard assis, pensif, un ancien militant du FLN qui avait connu les geôles coloniales et qui avait un fils intégriste islamiste : «Je me suis dit : j’ai vécu toute l’Algérie depuis l’indépendance. J’y suis dans ma chair et par mon esprit en tant que journaliste et malgré toute ma connaissance, je ne comprends pas ce qui se passe. A plus forte raison, lui qui vient d’un autre temps.»
Le soir même, il commence à jeter les bribes d’un monologue qui va devenir Priorité au Basilic : «La subversion se niche partout. Mais rassurez-vous, citoyens, citoyennes, l’armée veille…» S’il privilégie le théâtre au roman dans l’expression du malaise social algérien, c’est que cette forme d’écriture est parole vivante et donc plus à même, selon lui, de traduire les déchirements et les interrogations : «Ce qui m’importe dans l’écriture littéraire, c’est davantage ce que les gens disent que la description des choses. Dans le théâtre, tu ne décris pas les choses, elles sont là.» Il songe à monter sa pièce à Alger. Mais en mai 1993, le FIS passe aux actes. Son ami et confrère Tahar Djaout, avec qui il a fondé Rupture , est assassiné. Ce meurtre ouvre une série d’attentats visant à anéantir l’intelligentsia. Arezki Metref est de ceux qui osent affirmer : «Je suis républicain… et je récuse tout royaume, fût-il de Dieu. Et je suis un partisan farouche, obstiné, borné, irrécupérable de la laïcité». Après l’assassinat de son ami, il erre clandestinement à travers la Kabylie. Ighil-Ali, Bejaïa, Maâtkas, Tizi-Ouzou, puis retour à Alger «où de prétendus agents de Sonelgaz (électricité et gaz) sont venus par deux fois chez moi, à Aïn-Naâdja, à six heures du mat…». Fin juin 1993, contraint et forcé, il se réfugie à Paris. Il jette l’ancre dans le quartier de la Mouf dans le 5ème arrondissement et, pensant que le cauchemar ne durerait que quelques semaines, il inhale l’air de la démocratie, regardant «pousser le reseda luteola au jardin des Plantes», en attendant l’heure du retour. Mais le temps passe et la guerre se poursuit. Alors, il écrit, participe à des émissions télé qui orienteront l’opinion, fait des conférences… (…)
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