Cinquante ans me dis-je, cinquante ans que je porte ce projet d’écriture tel un fardeau sur les épaules dont j’en oublie le poids et qui pourtant m’a rendu bossu. À moins que cette voussure dorsale ne soit qu’un effet du cumul osseux de mes années passées. Ecrire sur Georges était et reste pour moi une sorte de rendez-vous avec lui et les rendez-vous pouvaient attendre, être remis à n’import quand, n’importe où, et chaque report se justifier d’une indiscutable raison, puisque la rencontre, inéluctable, aurait lieu sinon dans la réalité du moins par l’esprit. Alors je notais dans un calepin, sur une feuille volante, une page de garde de livre ou une bordure de revue… souvenirs, confidences, bouts de dialogue, pensées… échangés avec Georges quand il était Georges et maintenant avec son ombre. Les années et les notes s’empilaient. Une histoire éparse, empoussiérée, dormait dans des cartons. Où loge l’ombre de Georges ? La mort ne suffit-elle pas à elle-même ? Presque tous les morts à la guerre ont leurs noms gravés sur des stèles. Aucun monument ne porte celui de Georges. Sujet forclos, irreprésentable? À quelle instance dois-je faire appel pour réparer l’oubli, annuler le rejet ? À moi-même, évidemment ! Sinon comment trouver le mot de la fin ? Bizarre cette manie des lecteurs à se mettre bien en bouche et à l’oreille la première phrase, alors que les derniers mots sont, eux, balayés du bout des cils. Pourtant ce mot sans suite, sans compagnon ni rival, inscrit au point extrême de la dernière page, ne s’ouvre-t-il pas sur un désert blanc, un vide ? Peut-être n’ai-je pas dit mon dernier mot. Pouvais-je le trouver sans l’avoir cherché ? Chose terrible, ce mot manquant rend infirme tout le livre. Je comprends pourquoi mon écriture hésitait, patinait et ne trouvait ses repères que dans la tombe de Georges, et je ne sais pas où elle est. Il me faut la trouver. Faire des zigzags en France, en Algérie. Toute ma vie, j’eus des problèmes avec les rendez-vous et… avec les trains. Malgré les panneaux, les bureaux d’information, les agents qualifiés prêts à vous indiquer le bon train sur la bonne voie, puis, conquête de la technologie, les écrans lumineux, et le billet en main, je ne me fiais qu’à mon instinct, qui me trompait une fois sur deux et souvent deux fois sur deux. Je trouvais cet usage de la statistique contre-productif et démoralisant, mais m’entêtais comme ci mon cerveau avait enregistré, assimilé et soumis à sa volonté tous les volumineux et incompréhensibles annuaires du trafic ferroviaire de la SNCF. Je savais bien que je ne souffrais d’aucune pathologie psychologique du genre phobie des locomotives ou peur irraisonnée d’une catastrophe ferroviaire. Au contraire, dès mon installation sur mon siège réservé dans le bon train, j’oubliais tous les ratages précédents et ressentais une agréable sensation de calme et de repos, un bonheur simple que j’appelais, sourire en coin de satisfait l’effet valium de l’express. Parfois, au départ de Paris pour Angoulême, Rennes, Rochefort, Arras, Strasbourg, Melun, Aire-sur l’Adour, Orléans… j’ignorais quelle était la bonne gare et quand j’y arrivais en sueur, le souffle court et aux toutes dernière minutes, je me rendais compte que le billet en ma possession était périmé et le temps d’en prendre un autre, il était trop tard. Le plus grave était de me trompé de train et de me trouver dans une ville où je n’avais rien à y faire et d’en repartir en priant le ciel de m’indiquer la bonne voie et surtout de ne pas quitter des yeux le panneau indicateur et vérifier la destination affichée sur chaque portière de voiture. Ma distraction prenait des proportions inquiétantes par des montées d’adrénaline à chaque projet de déplacement, m’obligeait à un tourisme forcé et grevait mon budget. Crises de nerf, jurons, auto flagellation à gros mots ponctuaient mon mal des quais entre brèves rémissions et pics alarmants. Incurable inattention, me disais-je, incurable parce qu’aucune médecine n’y pouvait rien. À vouloir trouver des traces de Georges et sa tombe, que d’obstacles ! Un samedi de fin juin, très tôt le matin, au départ de Lille où la veille, j’avais soutenu une thèse de doctorat en Littérature comparée dédicacé à ce cher monsieur Montaine, je devais me rendre à Metz et me retrouvai à la point frontalière des Ardennes françaises, à… Maubeuge ! Le rendez-vous à Metz était d’une importance capitale. Je l’avais obtenue au terme d’un long périple, d’une ruine en jetons de téléphone et d’un plaidoyer à multiples arguments nerveusement éprouvants face à un adjudant-chef bourru. Je devais y rencontrer Jean Gallet, camarade de Georges dans une compagnie de chasseurs Alpins, stationnée à Rasma, bourgade des Hauts Plateaux, au sud de Sidi Bel Abbés dans une Algérie alors en guerre. Au cours de sa dernière permission, Georges m’avais parlé de Jean Gallet, avec lequel il s’était lié d’amitié. J’avais noté son nom et ses cordonnées, obtenus de haute lutte d’un adjudant-chef affecté aux archives du Service Historique de l’Armée de terre. Son adresse était à Aire-sur-l’Adour, dans le Gers où il avait était soigné dans un sanatorium pour étudiants avant d’y être recruté en qualité d’infirmier. Un déplacement dans cette petite ville de l’Armagnac fut mené sans incident de parcours et dans un strict respect des horaires. C’était trop simple. Le sanatorium avait été, quelque année auparavant, entièrement ravagé par un incendie et les pensionnaires affectés un peu partout dans d’autres centres. Une dame, préposée aux archives, gérait ce qui restait des dossiers dans une annexe de la mairie. Elle fut d’une amabilité souriante et disponible. -Vous avez de la chance, je pars à la retraite à la fin de ce mois et ce service sera alors définitivement fermé. J’ai passé plus de trente ans au Centre universitaire pour étudiants tuberculeux, comme assistante médicale du docteur Meix. Jean Gallet, vous cherchez Jean Gallet? Drôle de garçon, ce Jean Gallet, un beau brun, d’une insondable tristesse, un peu taciturne avec toujours un bouquin à la main. Libéré d’Algérie pour une infection pulmonaire, il était venu chez nous en début d’année 1960, les bronches ravagées et la tête chamboulée. Quelle salle guerre ! Ils étaient une bonne dizaine de démobilisés ou de réformés sanitaires, la plupart diplômés, âgés de vingt cinq à trente ans, à venir suivre une cure au sanatorium. Etrange, ils ne sortaient jamais ensemble et communiquaient très peu entre eux. Le bacille de Kock était probablement moins virulent que celui, inguérissable, qu’ils avaient dans le cœur. Le docteur Meix avait exigé l’assistance d’un psychiatre à plein temps, qu’il n’a jamais obtenu. Celui que vous cherchez avait commencé des études de médecine avant de ce réorienter vers une école d’infirmiers. Après sa guérison, le docteur Meix qui le tenait en grande estime, l’avait recruté dans l’établissement où il avait connu et épousé Christine Baujac, notre merveille de beauté, qui donnait à nos garçons malades des cours de philosophie et souvent faisait office de thérapeute avec des résultats étonnants. Elle adorait le mauve, couleur de ses ensembles, gants et sac à main. Je l’appelais «violette» ou «ma joie» et elle me répondait «tante Bigarreau» pace que je portais un petit chapeau grenat en forme de cerise qu’elle m’avait offert, et, s’il vous plaît, rapporté de paris. Je vous note leur numéro de téléphone. Dites-leur que c’est de la part de tante Bigarreau… C’est un mot de passe. Je téléphonais dix fois, vingt fois ne recevant que des réponses brèves mais négatives. J’insistais et un jour, la conversation dépassa le stade du refus poli ou de réponses laconiques.-Non, je n’ai rien à dire… C’est de l’histoire ancienne… A quoi bon remuer la passé… J’ai tout oublié… Ou presque… -Et Georges, vous l’avez aussi oublié ou bien l’avez-vous enfermé dans ce presque?
-Non ! Je ne l’ai pas oublié… Mais je n’ai pas envie de refaire la guerre…
-Personne n’a envie de la refaire… Seulement évoquer un ami… Georges était, pour moi, ce que l’on peut appeler un frère… Parce que je veux écrire ce que je sais de lui… J’aimerais le revoir par les yeux et l’entendre par la bouche de celui, qui l’avait connu et vu au dernier jour de sa vie… Je sais que vous étiez très proches…Il m’a parlé de vous, de Simon et de Sako au cours de sa dernière permission, en décembre 1959. Je l’ai vu le 30 décembre 1959 et vous, le 5 ou le 6 Janvier 1960, la veille de sa mort. Une semaine, il me manque une semaine de sa vie, la dernière. Je peux me déplacer à Metz à tout moment.
-Pourquoi cette obsession? Comment avez-vous appris mon nom et mon numéro de téléphone, si longtemps après tout ça? Vous savez, mon fils est déjà au lycée… Tante Bigarreaux m’a dit que son second prénom est Georges…
-Tante Bigarreaux ? Attendez, laissez-moi reprendre mes esprits… Georges, le second prénom de notre fils était le choix de Christine, ma femme…
-Disons que c’était une coïncidence ou un signe ou un signe. Vous me demandez le pourquoi de mon instance… Comment suis-je arrivé à vous identifier ? C’est une très longue histoire. Je vous la raconterai… Pour faire court, un adjudant chef un peu fêlé du service des archives de l’Armée de Terre, m’a mis sur la voix et ensuit, c’est Tante Bigarreaux ! Je suis allé à Aire-sur-l’Adour pour vous rencontrer… Elle m’a reçu avec beaucoup de gentillesse et, après hésitations, elle à fini par me renseigner quand je lui ai précisé que vous et moi, avions un ami commun et que cette amis avait disparu pendant la guerre d’Algérie. Et puis, argument décisif, je lui ai parlé du sana du Sainte Feyre, dans la creuse, où j’ai passé huit mois pour une pleurésie tuberculeuse… Je sais que Georges était et reste pour vous comme pour moi le symbole et la réalité de l’amitié… Sinon comment pourrais-je expliquer le harcèlement que je vous inflige par téléphone?
-Bordel de dieu ! Vous connaissez déjà une partie de ma vie et vous avait fais tout ce parcours pour me retrouvez… Vous êtes cinglé ou flic… Ou les deux !
-Non un ami !
-Alors, c’est vous le copain bouffeur de livres et stockeur de mots?
-Oui c’est bien moi, Malik Youm, mais Georges était, en tant que chef magasinier, mon premier fournisseur d’alphabet.
-D’accord ! Venez à Metz… Venez à Metz, nous parlerons. Vous n’en êtes plus à un milliers de Kilomètres près… Moi, je ne peux plus me déplacer… Tout voyage, en n’importe quel véhicule, me donne des crises de claustrophobie.
-Merci Jean. Je viendrai. Je dois me rendre à Lille le vendredi 25 juin. Je prendrai le premier train pour Metz dès le lendemain et vous téléphonerai pour convenir de rendez-vous. (…)
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