Poète se proclamant ouvertement plus algérien que n’importe qui, Jean Sénac réclamait la révolution, oui, mais non sans amour, à l’instar du poète et cinéaste italien Pier Paolo Pasolini, l’un des intellectuels et créateurs les plus sulfureux de son époque, qui devait connaître un sort identique au sien. Deux ans séparent son assassinat (dans la nuit du 1er au 2 novembre 1975) de celui du poète algérien (dans la nuit du 29 au 30 août 1973). Dans les deux cas, le pouvoir s’est accommodé d’une issue douteuse, en se gardant bien de mettre en oeuvre les moyens nécessaires pour tenter de percer la vérité, et que justice soit faite. La poésie les unissait, l’amour, la liberté, le feu du langage et du désir, les animaient ; Pasolini et Sénac se rangeaient tous les deux du côté du peuple. Leur poé¬sie est ponctuée d’accents intimes, lyriques et d’engagements : «Je ne quitterai jamais en lâche ce pays où j’ai tant donné de moi-même», écrit Sénac, un an avant sa mort. La vie fut âpre pour lui. Dans les deux cas, qu’il soit frioulan ou oranais, c’est bien le soleil que l’on assassine. Il y a quarante ans, en ce qui concerne Jean Sénac. Les termes de «célébration» et de «fête», me paraissent donc particulièrement incongrus et déplacés. En quarante ans, Jean Sénac n’a jamais été oublié, car il a toujours pu compter sur la fidélité sans faille d’une poignée d’amis historiques, Français et Algériens, pour entretenir le feu et de sa mémoire et de son oeuvre. Avec le temps, il a même gagné davantage d’amis et de lecteurs auprès des nouvelles générations. Ses oeuvres ont continué à paraître, à reparaître et non des moindres, si l’on pense aux OEuvres poétiques (Actes Sud, 1999) et Pour une terre possible (Marsa, 1999), jusqu’à Jean Sénac, le forgeron du soleil (2003), un film documentaire d’Ali Akikabeau, et bien sûr le superbe film, tourné en Algérie, du réalisateur franco-algérien, Abdelkrim Bahloul, Le Soleil assassiné (2004). La chose est peut-être lente et laborieuse, mais indéniable : d’un côté comme de l’autre de la Méditerranée, on redécouvre enfin l’un des plus grands poètes du XXème siècle.
En cette année 2013, une fois n’est pas coutume (l’effet des quarante ans ?), de nombreux articles, y compris sur internet, paraissent. Trois livres accompagnent ce sinistre anniversaire : Jean Sénac, poète et martyr (Seuil, 2013), une biographie de Bernard Mazo ; la réédition (collection Point, éd. du Seuil, 2013) en format poche de Pour une terre possible, qui avait paru aux éditions Marsa, en 1999, et qui comprend huit recueils poétiques inédits, ainsi que d’autres écrits, textes politiques, témoignages, critiques littéraires et d’art, correspondances, en majorité inédits, rassemblés, annotés, préfacés et accompagnés de jalons biographiques et d’une bibliographie de Hamid Nacer-Khodja ; ainsi que, Citoyen du volcan.
Épitaphe pour Jean Sénac (Atelier de création libertaire, 2013), de Max Leroy ; sans oublier l’ouvrage collectif, sous la direction d’Hamid Nacer-Khodja, Tombeau pour Jean Sénac (éditions Aden, 2013).
De ces livres, découle un constat : on ne ressort pas indemne de la lecture de Jean Sénac, ce «poète algérien de graphie française», ainsi qu’il se définissait lui-même, qui fut assassiné dans sa cave-vigie d’Alger, frappé par cinq coups de couteau en pleine poitrine. Vingt ans avant que Tahar Djaout et Youcef Sebti, deux poètes de ses amis, soient à leur tour, victimes du terrorisme islamiste. Le premier, tué de deux balles dans la tête le 26 mai 1993. Le deuxième, égorgé dans la nuit du 27 au 28 décembre 1993. Jean Sénac fut le premier martyr d’une horrible liste. Les Français ne lui pardonnaient pas d’avoir été membre du FLN pendant la guerre d’indépendance et d’avoir choisi l’Algérie ; et le pouvoir algérien supportait mal ses positions très critiques à l’égard du système bureaucratique en place. Jean Sénac était un homme parfaitement indésirable, en somme, mais pas seulement pour le pouvoir. Il dérangeait beaucoup plus de monde. Il était un scandale permanent. Son audience auprès de la jeunesse, sa vie, sa vie sexuelle surtout, sa liberté de parole en matière politique ou culturelle, les répercussions à l’étranger de ses jugements sur l’Algérie en faisaient un personnage gênant pour beaucoup. Il y a donc plusieurs personnes ou groupes à qui le crime pouvait profiter. Cette mort, il l’a sentait rôder : pourquoi suivre cette trace –d’avance tout est conclu– quand vous laverez ma face –le soleil n’y sera plus.
Quarante ans plus tard, on s’aperçoit que cet homme, qui garda jusqu’à la fin l’Algérie au coeur, constitue une indispensable charnière dans les rapports franco-algériens, et pas seulement sur le plan culturel et intellectuel. Rarement une existence aura autant collé à la poésie et à un pays. C’est qu’à travers Jean Sénac, il ne s’agit pas seulement de «réhabiliter» un poète, jugé paria par les uns et martyr héroïque par les autres. Il ne s’agit pas seulement de débattre de son oeuvre poétique. Non, derrière Jean Sénac subsiste et demeure «l’Affaire coloniale» ; une crise de conscience vite refermée et mal digérée. Sénac et l’Algérie n’ont pas fini de nous hanter. Ce fut d’ailleurs le cas de Bernard Mazo qui, à l’instar d’autres jeunes Français, eut «vingt ans dans les Aurès» (où il restera vingt-sept mois), en pleine guerre et sous l’uniforme. Bernard Mazo avouait volontiers qu’il portait l’Algérie et les Algériens dans son coeur, comme une blessure jamais tout à fait refermée et cela depuis plus de cinquante ans. Bernard Mazo est décédé le 7 juillet 2012, à l’âge de soixante-treize ans, sans avoir vu paraître ce livre qui lui tenait à coeur. En écrivant cette biographie de Sénac, Bernard n’a pas seulement salué un poète dont il admirait l’oeuvre et l’engagement ; il a également fait la paix avec sa conscience. Il existe une littérature abondante sur Sénac. Mais hélas, de nombreux titres sont épuisés. Bernard a tout lu, tout compulsé : livres, articles, témoignages. Il a, après bien d’autres, rencontré les amis du poète et consulté ses archives à Alger et à Marseille. Durant six années, ce fut comme une quête d’absolu. Le résultat est à la hauteur. Le biographe est évidemment en empathie avec son sujet, mais sans déraper dans l’admiration aveugle ou l’hagiographie. Il n’hésite pas à évoquer les contradictions, les excès, les doutes et les angoisses du personnage comme du poète. En France, écrit Nacer-Khodja, si des cercles retiennent principalement l’approche érotique d’un poète, d’aucuns le fustigent pour son combat nationaliste qui le conduisit à rompre avec son «Père impossible» Albert Camus et ses «frères pieds-noirs». En Algérie, la part «maudite» de l’homme-poète est occultée et celui-ci réduit à sa portée politique univoque : un chantre indépendantiste en temps de guerre doublé d’un animateur culturel exceptionnel en temps de paix, et même bien avant 1954, période méconnue ici mise en valeur et élargie. Bernard Mazo, comme le dit encore Nacer-Khodja a su se défaire de cette ambivalence en ne réduisant pas l’unité de Sénac à une figure isolée que la fortune littéraire a reconnue à double titre de part et d’autre de la Méditerranée.
Max Leroy, pour sa part, écrit : «L’Algérie a fêté le cinquantenaire de son indépendance en 2012 et on célèbre cette année le centenaire de la naissance d’Albert Camus. Les cérémonies laissent toutefois dans l’ombre un des témoins incontournables de ce passé aux plaies ouvertes : son nom ? Jean Sénac. Écrivain et poète, pied-noir et indépendantiste, chrétien et révolutionnaire. Caillou dans les souliers de la France et de l’Algérie, Sénac bouscule les deux rives et les eaux troubles de la Méditerranée. Il serait temps, quarante ans après son assassinat, de tendre l’oreille.» C’est que, cinquante et un an après que l’Algérie soit devenue indépendante, les blessures ne sont pas encore refermées. Sénac est aussi là pour nous le rappeler. On n’oublie pas si facilement plus de cent soixante-dix années de colonisation, de drames, de passions et de désillusions. De 1973 à 2013, soit quarante ans après son assassinat, Jean Sénac demeure à lui seul une pierre angulaire des rapports franco-algériens. Visionnaire, n’avait-il pas écrit (cf. Lettre à un jeune Français d’Algérie in Esprit, mars 1956), deux ans après le déclenchement de la guerre d’indépendance : «Ton coeur souffre de l’injustice quand elle brise un visage français, mais s’ouvrira-t-il à la peine de tous les hommes? (..) Depuis plus d’un siècle l’Europe vit sur cette terre sans se soucier des neuf dixièmes de ses habitants. Il est juste que ceux-ci retrouvent enfin leurs droits… L’Algérie se fera avec nous ou sans nous, mais si elle devait se faire sans nous, je sens qu’il manquerait à la pâte qui lève une mesure de son levain… La réalité, c’est que ce pays est arabo-berbère et musulman et que nous sommes, avec les Israélites entre autres, une minorité qui, comme telle, risque d’avoir une place minoritaire. La réalité, c’est que sur cette terre indépendante, un million d’Européens devra abandonner ses privilèges pour participer, dans la proportion de un pour neuf, à l’édification d’un ordre égalitaire. (…)
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