Les polémiques intellectuelles sont rares en Algérie. Aussi, faut-il s’attarder sur celle qui a opposé l’été 2013, dans la presse quotidienne algérienne de langue française, le philosophe Michel Onfray, auteur d‘une biogra¬phie L’ordre libertaire. La vie philosophique d’Albert Camus (Paris, Flammarion, 2012), avec un certain nombre de personnalités algériennes.
Dans El Watan Week End du 10 août 2012, sous le titre Camus n’a jamais dit oui à l’ordre colonial, Michel Onfray répond à six questions de Hamid Zanag. Le philosophe s’y montre un «personnage conceptuel» de Camus contre, d’une part, Edward Saïd, coupable d’une lecture raciale et raciste, et, d’autre part, les sartriens et Sartre, ce dernier restant très apprécié encore aujourd’hui par les Algériens pour «sa» guerre d’Algérie. Exaltant le «petit peuple […] francophile et franco¬phone», Onfray l’oppose sans la moindre précision aux «pré¬tendus intellectuels» proches du «pouvoir». Il fustige ces derniers qui, dans une pétition de 2010 dénonçant la «Caravane Camus» (devant sillonner la France puis l’Algérie à l’occasion du 50ème anniversaire du décès du prix Nobel), ont présenté ce dernier comme «écrivain et journaliste avéré et définitif de l’Algérie française». Dans une autre diatribe, Onfray soutient que «les militants de l’indépendance nationale ont souhaité tout s’interdire qui soit du côté de la paix, de la négociation, de la diplomatie, de l’intelligence, de la raison» et «ont choisi la voie de la violence et sont à l’origine du plus grand nombre de morts du côté…algérien !» Cette contre-vérité suscita une réprobation unanime. Dans Les Débats (12 août 2012), Ahmed Halfaoui est le premier à intervenir sur un entretien qui «aurait pu passer inaperçu, mais il comporte des insultes qui, elles, ne peuvent passer». Avec son «Sartre, Edward Saïd, d’autres et le nietzschéen de gauche», il disqualifie tous les propos du philosophe, en particulier la violence algérienne qui «absout la répression génocidaire» coloniale. Lui succède le romancier Badr’Eddine Mili qui titre son pamphlet «Monsieur Onfray, fumez votre joint sans baver, SVP » (Le Soir d’Algérie, 15 août 2012), interpellant le philosophe avec un «vous» accusateur outrepassant le procès d’intention. Il dénonce la «dégénérescence mentale», voire la «démence», d’un «trotskiste balladurien» (un oxymore à apprécier !) rejoignant la «fausse philosophie du marigot fangeux et putride» des BHL, Gluksman, Finkelkrault, à l’instar des plaideurs «néocolonialistes Zemmour et Ménard»
voire la «démence», d’un «trotskiste balladurien» (un oxymore à apprécier !) rejoignant la «fausse philosophie du marigot fangeux et putride» des BHL, Gluksman, Finkelkrault, à l’instar des plaideurs «néocolonialistes Zemmour et Ménard». Revenant à Camus, il constate –très curieusement– que «les Algériens ne nourrissent aucune animosité à l’endroit de Camus pour avoir rejoint son camp naturel» alors que toute évocation ou lecture de l’homme se situe en Algérie à ce niveau idéologique : il a été avec les pieds-noirs, anti-indépendantiste mais pas contre nous. Dans La Nouvelle République du 22 août 2012, Mohamed Yefsah révoque «L’imposture Onfray» en réfutant ligne par ligne «les bêtises» du philosophe tout en apportant les informations suivantes dignes d’intérêt même si certaines sont tendancieuses :
-Que Camus est enseigné en Algérie (à tous les cycles y compris à l’université qui lui a consacré des colloques) ; que «le régime» n’a jamais interdit aucun de ses livres (en vente libre, certains titres ont été réédités par des éditeurs privés et l’ENAG, entreprise publique) ; que Yasmina Khadra, «officiel» algérien de part sa fonction de directeur du centre culturel algérien à Paris, se révèle un «défenseur de Camus» dans les colonnes de la presse algérienne et non ailleurs.
-Que s’il est «ridicule de demander à un écrivain la présence d’une thématique ou d’un personnage», leur absence [ici les Arabes] «peut avoir une signification», ce qui est bien vu.
-Que les auteurs algériens «Kateb Yacine, Mouloud Mammeri et d’autres qui l’ont côtoyé et lu ses oeuvres» ont jugé que Camus est «l’écrivain des pieds-noirs», affirmation non étayée de sources et citations d’usage.
Quant à la violence pionnière des Algériens, le journaliste y voit avec justesse «une falsification de l’Histoire par un philosophe habitué pourtant à un peu plus de discernement». S’agissant de la dénonciation camusienne de la violence (résumée aux couples «la mère et la justice» et «l’injustice des justes»), il apostrophe Onfray, «sioniste pro-palestinien», sur les enjeux planétaires de la révolution, à distinguer plus que sémantiquement du terrorisme dont il existe moult définitions juridiques. Nasser Djidjelli (Le Soir d’Algérie, 25 août 2012) invoque «Le Temps des indignations». D’emblée, il assigne une vérité devenue truisme : «Camus est et restera un sujet de débat, avec ses partisans et ses détracteurs». S’appuyant sur les écrits et les actions de l’écrivain, il a le mérite de le désigner comme «humaniste» ayant dénoncé la situation coloniale du peuple algérien bien avant 1954 et demandé en 1959, auprès «du général de Gaulle et d’André Malraux», la grâce de «condamnés à mort algériens» et autres nationalistes algériens en butte aux autorités coloniales (Roger Quilliot en dresse une liste in Albert Camus, Essais, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1965). Cette dernière position, renouvelée, ne doit en aucun cas être occulté à décharge pour les Algériens qui font le procès perpétuel de Camus sans lui rendre justice.
S’en suit une longue déconstruction des pensées d’Onfray, qui ne sont que «mauvaise foi et absence totale d’objectivité».
Dans La Nouvelle République (26 août 2012), Ahmed Ben Saada titre son article Onfray, Camus et les plumitifs du régime. Il rappelle les nombreux démêlés du philosophe avec les médias français, ce qui le conduit à contester la phraséologie d’Onfray sur la violence nationaliste, laquelle est légitimée en Algérie coloniale. Il intègre ensuite Camus parmi les amis des Juifs d’Algérie (son action pendant la Seconde Guerre mondiale) et d’Israël (sa déclaration en 1958), en se basant sur un article d’Albert Benssoussan (Pour saluer la mémoire d’Albert Camus, «Terre d’Israël», 19 janvier 2012) et particulièrement cet «étrange» propos d’Onfray : «Il [Camus] n’a pas plus parlé des juifs présents sur le sol algérien depuis plus de mille ans… Il ne me semble pas que ça fasse de lui un antisémite».
Ahmed Tessa, pédagogue, contribue aussi au débat par un «Albert Camus : faire valoir et/ou symbole d’une réconciliation» (Le Soir d’Algérie, 27 août 2012, repris par El Watan, 29 septembre 2012). Il accentue qu’Onfray a «commis une faute impardonnable en touchant à la dignité d’un peuple». S’en suivent des jugements modérés sur l’évolution de la pensée politique algérienne de Camus, de 1939 à 1958. Sont rappelés ensuite ses rapports avec les écrivains algériens, ceux qui l’ont contré (Kateb Yacine et Jean Sénac) ou ses amis (Mohamed Dib et… Malek Chebel). L’auteur conclut sur le statut de Camus aujourd’hui est à repenser et replacer dans une «paix des mémoires» algéro-française ou franco-algérienne par le biais d’une repentance-réconciliation à circonscrire ensemble dans une possible interculturalité. Sentencieux, il concède :
«N’en déplaise aux fanatiques des deux bords, le Prix Nobel de littérature 1957 mérite d’être partagé entre les deux pays chers à Camus». Nous ne pouvons que souscrire à ce projet de destin commun. Un cardiologue, le professeur Khireddine Merad-Boudia, signe à son tour une opinion «Onfray, Camus et nous» (El Watan, 4 septembre 2012).
Ne se présentant pas en tant que «plumitif du pouvoir», mêlant sa propre lisibilité à des citations de seconde main, il conteste le forfait historique d’Onfray en faisant remonter la violence de l’occupant – la première – aux débuts de la colonisation. Ce faisant, il se base sur des écrits de militaires français et…une pensée camusienne : «Je crois que la violence est inévitable, les années de l’occupation nous l’ont appris». Aussi, s’étonne-t-il que Camus ait dénoncé le colonialisme jusqu’à la guerre d’Algérie alors que depuis son déclenchement ses prises de position aient rejoint celles de sa communauté d’origine.
Dans le même quotidien (El Watan, 26 septembre 2012), Maurice-Tarik Maschino adresse une «Lettre ouverte à Michel Onfray». À son tour, il stigmatise les propos anachroniques en matière de violence de son «ami» (qu’il tutoie), élocutions semblables à «des versets de la doxa colonialiste», des «inepties qui ont du ravir une Marine Le Pen». El Watan Week End, toujours sur la brèche, retourne à deux reprises à Michel Onfray, à l’occasion des péripéties de l’exposition Camus dans le cadre de Marseille 2013. Dans son édition du 7 septembre 2012, il fait le point sur l’exposition de la discorde en reprenant la chronologie de l’affaire Stora-Onfray et donnant la parole aux différentes parties. Les réactions des lecteurs furent nombreuses sur le site du journal qui en publie deux dans sa version papier (14 septembre 2012). Une fois de plus, des Algériens font le procès de l’homme plus que de l’écrivain. Pour l’un, Camus n’est pas Algérien tandis que l’autre estime que «Camus sera toujours la mauvaise conscience intellectuelle française» et condamne une discrimination dont est victime Stora «critique à l’égard de Camus» alors qu’Onfray «le défend pour régler ses comptes avec Sartre». La correspondante à Paris du journal, Nadjia Bouzeghrane, revient aux «Remous autour de l’exposition consacrée à Camus» (El Watan, 18 septembre 2012), en mentionnant une motion de soutien signée par une vingtaine d’historiens et d’universitaires, français, algériens et d’autres pays (Royaume-Uni, Hongrie). Les signataires considèrent que «cette éviction [de Stora] constitue un acte grave de censure ». Liberté (2 septembre 2012), assure aussi que Stora a été victime d’une chasse aux sorcières qui dit bien son nom. Que retenir de l’actualité de cette polémique où Camus est entré en effraction ? Avec les mêmes occurrences, les mêmes amalgames, des présupposés suspicieux, des bavardages interprétatifs et autres lectures hâtives, on persiste dans le ressentiment habituel : situer un Camus problématique uniquement dans la guerre d’Algérie ! Or les idées claires, peut-être lucides, sans oublier les actes militants du prix Nobel sur la question figurent dans son oeuvre qu’il est impératif de (re)lire si on veut les connaître pour le juger, tautologie à redire et, mieux, à l’écrire. «Être lu avec attention», n’est-il pas le voeu de Camus ? (Carnets, 1953). (…)
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