L’écrivain suisse qui relate cette fête à Alger, y assiste en réalité le 1er janvier 1950 qui en est la veillée. Il arpente, de nuit, la Casbah sous les feux et les pétards… Il est accompagné d’un ami peintre qui va croquer au trait de superbes dessins. Cependant, le lendemain, ce duo n’est plus à Alger. Depuis quatre heures du matin, l’un et l’autre sont dans un autocar bourré de passagers, de bagages et même de trois moutons à l’arrière, qui, ayant dépassé les monts et ravins de l’Atlas tellien, roule à travers les hauts plateaux à la vitesse «immobile» de 60 kilomètres/heure vers Biskra…
A la veille de la nouvelle année 1950, Nicolas Bouvier et Thierry Ver¬net avaient embarqué à la va-vite à Marseille à bord du navire «Ville d’Alger». Vingt heures après, ils arrivent sous un ciel de pluie au port d’Alger pour un périple devant les mener jusqu’aux portes du Sahara… Nicolas Bouvier, journaliste, n’a que 21 ans ; Thierry Vernet, 23 ans, est dessinateur. Ils sont les envoyés du journal Le Courrier : un quotidien catholique génevois de gauche qui va publier, entre mars et avril 1950, le récit en cinq parties de Bouvier, illustré par les dessins de Vernet.
«Réveillon Marseille-Alger»
Dès leur embarquement sur le «Ville d’Alger», le ton était donné. Qu’on en juge par cet extrait du premier article paru le 11 mars 1950 dans Le Courrier à la rubrique «Terres et Peuples» :
«Les trois premières classes sont presque vides, la quatrième par contre, est archibondée d’Algériens qui rentrent au pays pour le «Mouloud» (jour de naissance du Prophète), Noël musulman qui dans la nuit du 2 janvier met la Casbah sens dessus dessous. Dans l’entrepont, on ne parle qu’arabe, souhaits, excuses, salutations ; nous sommes les seuls à ne pas le comprendre.(…) Cette foule énormément disparate et déguenillée bagarre laborieusement à la location des chaises longues (…puis) Les mots se font plus rares, les gestes plus expressifs (…) une chanson aiguë (les Arabes chantent toujours au-dessus de leur voix) monte dans l’obscurité, brode sur le bruit des turbines, s’éteint ; partout on souffle, on ronfle, on se retourne, c’est continu, égal, c’est comme le silence. La nuit est tombée, la chaleur de la cale est lourde et l’air irrespirable»…
Pour ceux qui ont un souvenir des meilleurs films de toute l’histoire du cinéma, on a là comme une séquence d’un documentaire noir et blanc de Joris Ivens sur les exploitations des terribles mines de charbon et leurs mineurs aux gueules noires …
Deux Suisses appelés à un grand destin…
Thierry Vernet, jeune peintre qui maîtrise déjà professionnellement son art, a fait une première exposition à Genève et travaille comme décorateur dans un théâtre de cette même ville. Nicolas Bouvier est, lui encore, en cours d’études supérieures de lettres et de droit qu’il poursuit d’un même front. Nicolas et Thierry sont camarades de-puis le collège et resteront compagnons de route pour le restant de leur vie.
Pour situer rapidement le «background» de Bouvier, il faut souligner qu’il est fils d’un milieu intellectuel bourgeois.
Son grand-père était Recteur de l’université de Genève et y a même son buste sculpté…
Son père, agrégé d’allemand, terminera sa carrière comme directeur de la Bibliothèque universitaire publique de Genève, une fonction qui lui permet de recevoir professionnellement et dans sa maison familiale des écrivains comme Thomas Mann (La montagne magique), Ian Fleming (créateur de James Bond 007), Herman Hesse (Le loup des steppes), Robert Musil (Les désarrois de l’élève Törless) ou Margueritte Yourcenar (Les mémoires d’Hadrien)…
Cela dit sans compter que le grand père de Nicholas Bouvier recevait de grands penseurs tels le Bengali Rabindranath Tagore (prix Nobel de littérature en 1913), le philosophe italien Benedetto Croce ou le philosophe français Henri Bergson…
Que Nicholas Bouvier révèle en plus de cela dans un livre d’entretien à la fin de sa vie (Routes et déroutes) que durant son enfance et son adolescence il adorait : «Mathias Sandorf, héros d’un superbe roman de Jules Verne qui se passe entre le Maghreb, Trieste et la Hongrie», laisse supposer qu’il avait, au moment où il arrivait à Alger, une bonne connaissance de l’oeuvre d’Albert Camus : L’étranger, La peste, Le Mythe de Sisyphe, L’homme révolté, Noces, etc.
Premiers contacts avec la colonie
Dès l’approche des côtes, Nicolas Bouvier notait : «On sent Alger bien avant de l’apercevoir ; loin sur l’eau, elle envoie un parfum de sucre et de tabac». Tabac et cendres ne se mêlent-ils pas ?
À peine sortis du port, dès les escaliers de la pêcherie «(…) c’est un mendiant qui nous a ouvert les portes de la ville. Etendu en travers des seules marches qui accèdent aux boulevards, il nous a vus de loin et attend. C’est le premier miséreux d’Afrique, guetteur et sentinelle de l’armée immobile, qui occupe jour et nuit les escaliers du pays. Celui-ci a choisi une place que tous les mendiants du monde pourraient lui envier ; tous ceux qui montent à pied des quais, flâneurs ou miteux que la chaleur et la terre retrouvée poussent à la générosité, doivent l’enjamber pour passer. Il tient avec dignité sa pouilleuse petite douane, tend sa sébile, la soupèse, nous bénit sur quelques mètres, puis envoie de la main un baiser gracieux qui nous lance dans le trafic des grandes avenues».
En ce maussade dimanche 1er janvier 1950, la ville européenne dort et dormira encore longtemps. La veille, elle fêtait le réveillon du nouvel an. Nos deux arrivants n’auront à voir en ce poisseux dimanche que «babouches flottantes, fez rouges et tuniques blanches»… Des ombres et un silence de décor qui, avoue le narrateur, lui donne «un imperceptible malaise»… Mais le pourquoi de la tristesse des indigènes ce matin-là, le jeune journaliste de Genève est loin de le savoir, loin même de s’en douter.
Funérailles monstres à Sidi M’Hamed
Au cimetière de Sidi M’Hamed à Belcourt, boulevard de Lyon, une marche de plusieurs milliers de personnes accompagne sous la pluie «un fils du pays» vers sa dernière demeure. Cette foule est tellement dense qu’elle reste en grande partie hors les murs du grand cimetière algérois. Le grand reporter, Ammar Belkhodja, écrivain scrutant depuis plus de vingt ans l’inédit ou l’occulté des traces du mouvement nationaliste me le confirme par téléphone depuis Tiaret où il réside : «Il y avait au moins 12 000 Algériens !.. Ferhat Abbas y a fait l’oraison funèbre accompagné par Bachir El Ibrahimi et Tewfik El Madani. Mais aussi de nombreuses associations, dont l’association des instituteurs. Ce fils du pays est, d’après les registres mêmes du cimetière, le premier à être enterré ce premier janvier 1950»…
Mais qui est donc Ali El Hammami dont la grande foule, ce 1er de l’an, a accompagné si solennellement la dépouille à sa dernière demeure?
Né en 1902 à Tiaret, où il termine ses études primaires, Ali El Hammami accompagne jeune ses parents à la Mecque qui, sur le chemin du retour, s’installent à Alexandrie. Après le décès de ses parents, enterrés à Alexandrie, Ali qui a à peine plus de vingt ans (et lit Ibn Khaldoun depuis son adolescence) s’engage sur un cargo et débarque à Tanger. De là, il ne va pas tarder à prendre part à la guerre du Rif sous le commandement d’Abdelkrim qui combat les armées coloniales dirigées par Pétain… Ce sera ensuite Paris d’où, en 1924 l’émir Khaled le délègue à un congrès à Moscou où il partagera la chambre d’Ho Chi Minh qu’il instruisit de la guerre de résistance populaire du Rif…
De Moscou, il voyagera longuement à Sébastopol, à Istanbul, en Italie, à Madrid, Berlin, Genève… Traqué en Europe il finira par s’installer longuement à Baghdâd où, une dizaine d’années durant, il fait fonction d’enseignant d’histoire et de géographie. Début des années 40 il commence la rédaction en français de son long roman, Idriss qui portera en sous-titre Roman d’un Nord-africain. Ce n’est qu’à partir de 1946 qu’il est autorisé à résider au Caire où il publiera Idris en 1948, préfacé par l’émir Abdelkrim banni de son pays depuis plus de vingt ans…
Dans l’une des pages de ce roman El Hammami s’épanche: «C’est à l’étranger où l’on apprend le mieux à connaitre son pays : la vieille terre où reposent les aïeux, où la langue déliée a balbutié son premier mot, où l’œil a saisi sa première couleur et où le cerveau ayant atteint sa maturité, l’on a commencé à comprendre un peu la trame des joies et des souffrances qui ont confabulé l’histoire de la famille à laquelle on appartient par toutes les fibres du corps et de l’âme».
Dans une étude que lui consacre le Dr. Chikh Bouamrane, on lit : «Ce qui frappe à la lecture d’Idriss, c’est d’abord la vaste culture de Ali El Hammami. Il a non seulement une connaissance sure de l’histoire de l’islam, mais aussi de l’Europe. Les grands problèmes politiques et socio économiques lui sont familiers. En outre, rien d’important ne lui échappe de la culture arabe. Il cite souvent et parfois critique Ibn Toumert, Ibn Rochd, Ibn Khaldoun, Al Afghani, Abdou… Il se réfère aussi à la littérature française, compare telle zaouïa à l’abbaye de Thélème, tel ou tel personnage à un héros de Balzac ou d’Edmond About»…
Quelques paragraphes plus loin, il ajoute : «Idriss est un témoignage sur une période des plus troublées de l’histoire du Maghreb et sur la résistance permanente de ses habitants contre l’oppression étrangère. À ce titre, plusieurs passages du roman peuvent constituer des morceaux d’anthologie.»
Plus de quinze jours avant son enterrement, Ali El Hammami, membre de la délégation du Maghreb, participait au premier congrès économique musulman de Karachi au Pakistan. Prenant l’avion du retour pour le Caire avec les délégués de Tunisie et du Maroc, l’appareil s’écrase, le lundi 12 décembre 1949, tuant tous les passagers. C’est donc la dépouille ramenée depuis le Pakistan qu’on enterrait à Alger en ce jour médian du vingtième siècle…
À la fin de ce jour-là…
Nicolas Bouvier et Thierry Vernet abandonnent la ville européenne avec son «atmosphère de rendez-vous manqué» et se mettent à escalader les étroits escaliers obscurs et frais de la Casbah.Malgré la pénombre, nos deux jeunes Suisses comprennent très bien ce qui s’y organise… «Des appels modulés volent, se répondent de terrasse en terrasse.[…] Les ombres furtives qui traversent devant nous passent de seuil en seuil, distribuent une dernière consigne aux maisons qui retiennent leur monde pour le lancer au bon moment dans la rue. Aux terrasses des cafés, les clarinettes lancent un trille haut et funèbre, échangent d’un quartier à l’autre une phrase aiguë, puis soudain tarie. Admirable, cette façon de demander le la, d’aller ensemble vers l’explosion qu’on sent imminente. Avec l’odeur de la poudre, on respire l’attente»…
Et soudain : c’est la fête ! Ses bruits et sa joie… « […] éblouis, stupéfaits, détendus nous naviguons prisonniers d’une foule énorme jaillie de partout». Alors que la ville européenne cuve encore son réveillon de la veille, la Casbah danse ! Nos deux génevois des bords du lac Léman sont «noyés dans les burnous, les turbans, les soleils chuintants d’étincelles, les sourires immenses qu’on perd et qu’on ne retrouve plus…»Et dans ces espaces réduits et magnifiquement tortueux, c’est «la course glapissante des femmes, le rouge et le bleu, le hurlement et les yeux agrandis des enfants qui se précipitent à nos jambes, les faces camuses et noires [mais pardi! n’est-ce pas déjà la nuit ?…] qui se renversent de rire et flambent un instant dans l’éclair des pétards…» Bouvier ne nous rapporte pas tout à fait les ambiances léchées et très lu mineuses que nous connaissons des miniatures enchanteresses de Mohamed Racim (artiste issu d’une famille de la Casbah où lui-même est né) mais on n’en n’est pas très loin quand même… Alerte, le journaliste note : «les zigzags affolés des poules et des chèvres au milieu des explosions, les odeurs lourdes et âpres qui collent aux habits, le grésillement des fritures, avec, pour brasser ce désordre, le battement sourd des peaux d’ânes tendues au travers d’urnes défoncées…»
Et comme muni d’une caméra-stylo, il zoome sur les nuées d’enfants dont beaucoup, dit-il, «ont au sommet d’une tête rasée la petite tresse de leur coiffure rituelle, tous sont lavés de frais, propres et brillants comme des coquilles. Les mains pleines de pétards d’un sou, très à leur affaire, ils roulent, culbutent, trébuchent, s’accrochent aux robes des passants, hésitent, repartent, trottent silencieusement de partout à partout, sèment d’explosions leur course zigzagante…»
C’est là une saisie journalistique faite avec un réel brio, avec vivacité et une empathie extraordinairement humble. Condensée, elle charrie une multitude d’images, d’attitudes, de mouvements physiques, sonores ou d’odeurs caractéristiques. «La vapeur du thé de menthe parfume des rues entières …», écrit-il. «Sous des doigts très tendres et habiles, les tambours se sont fait murmures…», ajoute-t-il). La «prise de vue» est si agréable qu’on a l’impression de vivre cet évènement d’il y a plus de soixante ans en direct, aussi bien –et mieux– que dans le meilleur des reportages TV…
Le journaliste Bouvier fait déjà montre des potentialités d’un écrivain avéré. Et comme pour bien clore le sens des choses par une image de civilité et de sagesse, il écrit : «Autour des braseros, le long des escaliers, on se bénit énormément, l’heure des souhaits est commencée ; les vieillards y président, leurs longues mains sèches vont de leur bouche à leur cœur, traçant en l’air d’élégantes majuscules»…
Nicolas Bouvier, journaliste, allait à partir de l’année suivante, dans une vieille Fiat Topolino de 4 chevaux, sillonner le monde, de Belgrade à Kaboul, en passant par Ankara, Tabriz, Chiraz et Kandahar. Puis de Lahore à Yokohama via New Delhi, Bombay, Colombo, Singapour, Saïgon, Hong Kong, Manille…
Il allait au fil de cette formidable aventure d’une vie devenir un écrivain d’abord reconnu puis célèbre ; également un poète, un photographe et un pertinent conférencier.
C’est un auteur exigeant et «inattendu» qui a laissé un patrimoine de plus de trente ouvrages qu’on ne cesse de traduire dans les langues du monde, pour le plaisir de le lire et le méditer.
Un noble écrivain à suivre quant à L’usage du monde.
Abderrahmane Djelfaoui
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