«L’aura féminine que vous évoquez est d’abord pour moi un résultat de mon travail de romancier et, donc, d’observateur de la société…»
L’ivrEscQ : Vous idéalisez la beauté de Dina et celle de sa mère Sania, des vamps, et parallèlement, vous racontez leur corps violenté, souillé, voire ignoré par le mari, comme le cas de Redjam, le mari de Sania. Pourquoi ce va-et-vient entre l’immensément beau et le terriblement laid ? Et comment réussir ce pari, vous en tant qu’homme, pour décrire la femme avec cette «aura féministe», si je puis me permettre ?
Djamel Eddine Merdaci : Des vamps ? La formule est plaisante. Leur vie n’est pas si dorée et exquise que ça, tout de même ! Ou alors seulement en apparence. Pour moi, elles sont toutes brutes de décoffrage. Elles n’ont des vamps ni le vécu mondain chichiteux, ni l’évanescence éthérée ou insouciante. Ce ne sont pas des odalisques. Sania et Dina sont bel et bien, en fait, des filles du peuple. Surtout Sania en raison de son histoire personnelle, de son origine obscure. Sania a été un paquet de chairs informes et sanguinolentes, une nouvelle-née abandonnée, une orpheline recueillie, une domestique et, enfin, une adolescente forcée à un mariage d’intérêt autant que de raison. Il me semble que ces premiers ingrédients biographiques préfigurent chez elle une destinée programmée pour l’échec et non pas pour l’apothéose et la flamboyance. Elle n’avait même pas conscience de sa féminité ni même de sa beauté qui s’est, d’ailleurs, construite dans le regard des autres plus que dans le sien. Sania avait été, dans sa première enfance, un laideron pitoyable, une souillon repoussante, une sauvageonne intempestive et bagarreuse qui faisait figure d’enragée parce que, tout le temps, elle avait eu à défendre son territoire. C’est-à-dire son corps et son intimité. Je dirais que la beauté a été pour Sania une alchimie mystérieuse, une mue violente et vénéneuse, une miraculeuse métamorphose car, en fait, elle ne savait pas et ne comprenait pas ce que cela signifiait que d’être belle. Mais dès lors qu’elle en a fait la découverte, sa beauté est devenue pour elle une arme tout autant qu’un bouclier. Non par calcul ou malice, mais par instinct déterminé que cette beauté ainsi révélée lui offrait la clé pour s’ouvrir le monde. Les notions de beau et de laid ne sont donc pas antinomiques chez ce personnage qui est d’abord inscrit dans la convention du romanesque, même si on pourrait être tenté d’y lire une représentation empreinte de crudité et de réalisme. Sania peut surprendre –je ne dis pas choquer– car elle n’est pas dans la norme des personnages féminins validés par la littérature algérienne. Elle est dans la filiation de la Nana d’Emile Zola, de l’Hélène Kouraguine de Léon Tolstoï, de l’Emma Bovary de Gustave Flaubert, de la Milady d’Alexandre Dumas, la Molly Bloom de James Joyce. Ces turbulentes héroïnes littéraires sont réputées scandaleuses parce qu’elles transgressent la licence et l’interdit.
Sania est, en effet, une force de la nature : impérieuse et dominatrice. Si omniprésente, avec les autres personnages féminins de ce roman, que les hommes s’en trouvent rabaissés. Tout au moins vous le déduisez.
Je poserais alors la question de savoir si le Charles Bovary de Flaubert ou le Pierre Bezoukov de Tolstoï sont méprisables ou rendus détestables par les portraits qu’en dressent les deux auteurs. Je ne m’implique bien sûr pas dans ce paradigme de l’accablement que je ne fais que décrire avec le seul parti pris de vérité et de transparence. La vraisemblance littéraire, sociologique et historique, commandait le traitement des sujets masculins de ce roman, traitement qui se présente comme très dur de prime abord mais qui est plus nuancé à bien le lire. L’aura féminine que vous évoquez est d’abord pour moi un résultat de mon travail de romancier et, donc, d’observateur de la société. Et, par ailleurs, tout n’est pas noir et blanc y compris chez les personnages féminins qui sont contrastés par essence et par apparence. Ainsi, Dina est différente de Sania par le caractère, par la trajectoire, par le refoulement qu’elle porte en elle depuis les premières années de sa vie.
L. : Autrement dit, Dina est forteresse de marbre. D’une beauté incendiaire des magazines de mode mais délibérément glaciale, une incarnation de la beauté nordique, je vous cite. Vous faites une obsession du corps féminin, et toujours à la suite de ma précédente question, il y a ces allers-retours du chaud et du froid, du permis et l’infranchissable…
D. E. M. : Dina est dans le déni. Dans une forme de cloîtrement consenti. Autant sa mère est expansive, rayonnante jusqu’à être sulfureuse, autant la fille est dans l’effacement et la pénombre, dans la peine, la pénitence, et dans une longue séquence d’auto-flagellation. Dina s’auto-punit. Cette posture lui est dictée par un évènement de son enfance que je laisse aux lecteurs l’initiative de découvrir. Ce qui est certain, c’est que Dina entretient avec sa mère un rapport punitif qui est pour moi l’expression d’un amour démesuré mais contrarié. Je ne pense pas être dans l’obsession, mais dans la pudeur face à Dina qui par son comportement est enserrée dans un halo de quasi sainteté. Elle s’est construite dans la négation, le refus de ce qui fait l’identité intime et publique de sa mère. Ce qui indique chez elle l’amputation de l’idée même du bonheur et, à plus forte raison, la concession que ferait n’importe quelle jeune fille ordinaire aux sentiments aussi caractéristiques chez Sania que la séduction ou l’étourdissement dans les bruissements de la vie mondaine. Dina est un personnage complexe, le moins saisissable dans ce roman. En même temps, c’est une figure littéraire qui ne se rencontre pas dans la littérature algérienne. Celle tout à la fois de la femme-enfant convoitée, mais aussi –pour moi– celle de la vierge résolue que protègent des atteintes du monde sa pureté et son innocence.
L. : Vous avez pu pénétrer le monde féminin avec sa charge ou sa surcharge, son poids de ce que la femme porte sur ses épaules depuis Eve, femme pécheresse originelle. Autrement dit, quelle est la part du féminin chez vous, et d’où vous ressourcez-vous pour un tel pari ?
D. E. M. : Aucune part de féminin. Même avec le concours de l’illusion d’optique. Flaubert, encore lui, pouvait dire : «Madame Bovary, c’est moi». Phrase évidemment allégorique. Je crois même que la femme supposée sommeiller en lui dormait du sommeil profond de la mort. Pour ma part. Je ne le suivrais pas à un tel point sur ce terrain, même si ce n’est que celui de la litote. Je suis totalement immergé dans mon statut et ma condition d’homme. Mais j’ai une mère, des sœurs, des amies, une épouse qui est la compagne de ma vie, et mes trois filles. Elles sont toutes douées de raison, de bon sens, de maturité, et sont pleinement en capacité de savoir ce qu’est la condition féminine ici. Et même, elles le savent mieux que moi sans aucun doute. Je suis un citoyen, un être social qui connaît et mesure le poids des atavismes anciens et des tabous. Nous vivons dans la même société. Je vous ai répondu que mon souci était de faire œuvre de romancier. Ma fiction se nourrit de choses vues ou vécues. Les Algériens de ma génération, qui ont eu vingt ans dans les années 1970, ne me trouveront pas original ou seront assez indulgents pour souscrire à la description que je propose de l’Algérie de ces années-là pendant lesquelles les femmes étaient plus libres qu’elles ne le sont aujourd’hui. J’ai décrit Sania comme l’icône de ce temps révolu, tout en prenant le soin éthique de souligner que parlant d’elle, je ne parle pas de toutes les Algériennes. Ce qui ne peut, en revanche, être gommé, c’est cette idée incarnée par Sania de liberté qui a traversé ces années où la mixité n’était pas combattue. Je ne fais pas œuvre documentaire dans mon roman, mais ce que je narre, est une restitution de ce climat d’une époque où les tabous, les préjugés, effleuraient déjà à tous les étages d’une société qui avait été assez largement permissive auparavant. D’où l’évocation de l’Alger cosmopolite dans laquelle a évolué Sania.(…)
Une Réponse pour cet article
J4AI EU L4OCCASION DE LIRE CE QUI EST Publié sur cette œuvre d’après la revue livresq vraiment ça était un plaisir de savoir qu’en Algérie il y a toujours des hommes qui donnent au femmes leurs droits d’être épanouit et d’être libre dans son sens le plus positif( la création,le travail ,la culture en général etc….)
je vous remercie…..
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