Autobiographie traduite de l’anglais par Jean Guiloineau
(Extraits)
Le jour de ma libération, je me suis réveillé à 4h30, après seulement quelques heures de sommeil. Le 11 février était une journée claire de fin d’été au Cap. J’ai exécuté une version raccourcie de mes exercices matinaux, je me suis lavé et j’ai pris mon petit-déjeuner. Puis j’ai téléphoné à un certain nombre de personnes de l’ANC et de l’UDF au Cap, afin qu’elles viennent préparer ma libération et travailler sur mon discours. Le médecin de la prison est arrivé pour m’examiner rapidement. Je ne me suis pas attardé sur ma proche libération mais sur tout ce que je devais faire auparavant. Comme cela arrive si souvent dans la vie, l’importance capitale d’une situation se perd dans la confusion d’un millier de détails.
Nous avions de très nombreuses choses à discuter et à résoudre dans le laps de temps très court qui nous restait. Beaucoup de camarades du comité de réception, y compris Cyril Ramaphosa et Trevor Manuel, arrivèrent très tôt à la maison. A l’origine, je voulais m’adresser aux habitants de Paarl, qui s’étaient montrés très gentils pendant mon incarcération, mais le comité de réception resta intransigeant en affirmant que ce n’était pas une bonne idée : il serait étrange que je fasse mon premier discours aux riches bourgeois blancs de Paarl. Je parlerai à la population du Cap, sur la place de la Parade.
Une des questions urgentes à résoudre était de savoir où je passerai ma première nuit de liberté. J’avais envie de la passer à Cap Flats, les townships noirs et métis très animés du Cap, afin de manifester ma solidarité. Mais mes camarades et, plus tard, ma femme m’ont expliqué que pour des raisons de sécurité, je devais aller chez l’archevêque Desmond Tutu, à Bishop’s Court, un quartier luxueux dans une banlieue blanche. Je n’aurais pas eu le droit d’y vivre avant d’entrer en prison, et je trouvais que passer ma première nuit de liberté dans une banlieue blanche et chic était une façon d’envoyer un mauvais message. Mais les membres du comité m’ont expliqué que Bishop’s Court était devenu multiracial grâce à Tutu et que le quartier symbolisait un refus ouvert et généreux du racisme.
L’administration de la prison m’a fourni des cartons et des caisses pour emballer mes affaires. Au cours de mes vingt premières années de prison je n’avais pas accumulé grand-chose, mais pendant les derniers temps je m’étais rattrapé, surtout en livres et en journaux. J’ai rempli une douzaine de caisses et de cartons.
Ma libération était prévue à 15 heures mais Walter, Winnie et les autres passagers de l’avion spécial en provenance de Johannesburg ne sont arrivés qu’après 14 heures. Il y avait déjà des dizaines de personnes dans les rues et la ville entière avait un air de fête. L’adjudant Swart nous prépara un dernier repas et je l’ai remercié non seulement pour sa cuisine pendant les deux dernières années mais aussi pour sa compagnie. L’adjudant James Gregory se trouvait là, lui aussi, et je l’ai chaleureusement serré dans mes bras. Pendant les années où il s’était occupé de moi à Pollsmoor et à Victor Verster, nous n’avions jamais parlé de politique, mais notre lien n’avait pas besoin de paroles. Sa présence apaisante allait me manquer. Des hommes comme Swart, Gregory et l’adjudant Brand renforçaient ma croyance dans l’humanité fondamentale de ceux-là mêmes qui m’avaient enfermé derrière des barreaux pendant les vingt-sept années précédentes.
Nous n’avions pas le temps de nous faire de longs adieux. Il était prévu qu’une voiture nous emmènerait, Winnie et moi, jusqu’aux portes de la prison. J’avais fait savoir aux autorités que je voulais pouvoir dire au revoir aux gardiens qui m’avaient surveillé, et j’avais demandé qu’ils m’attendent avec leurs familles à la porte, où je pourrai les remercier individuellement.
Quelques minutes après 15 heures, un journaliste célèbre de la SABC m’a téléphoné pour me demander de descendre de voiture quelques centaines de mètres avant les portes de la prison afin qu’on puisse me filmer en train de marcher vers la liberté. Cela m’a semblé sensé et j’ai accepté. Pour la première fois, j’ai soupçonné que les choses pouvaient ne pas se passer calmement comme je l’avais imaginé.
À 15h30, j’ai commencé à me sentir nerveux car nous étions déjà en retard sur l’horaire prévu. J’ai dit aux membres du comité de réception que les miens m’attendaient depuis plus de vingt-sept ans et que je ne voulais pas les faire attendre plus longtemps. Un peu avant 16 heures nous avons quitté la maison en petit convoi. À quatre cents mètres des portes, la voiture s’est arrêtée ; Winnie et moi sommes descendus et partis à pied vers la sortie.
Tout d’abord, je n’ai pas compris ce qui se passait devant nous, mais à une cinquantaine de mètres, j’ai vu une énorme agitation et une foule immense : des centaines de photographes, des caméras de télévision, des journalistes et des milliers de gens. J’étais abasourdi et un peu inquiet. Je ne m’étais absolument pas attendu à une telle scène ; j’avais pensé qu’il y aurait tout au plus quelques dizaines de personnes, principalement les gardiens et leurs familles. Mais ce n’était que le commence¬ment ; je me suis rendu compte que nous n’avions absolument pas prévu ce qui allait se passer.
À cinquante mètres de la porte, les caméras se sont mises à ronronner avec un bruit qui ressemblait à celui d’un essaim d’insectes métalliques. Les journalistes ont crié des questions ; les reporters de télévision se sont attroupés ; les partisans de l’ANC poussaient des hourras. C’était un chaos joyeux mais un peu troublant. Quand une équipe de télévision a lancé vers moi un objet long et velu, j’ai eu un mouvement de recul en me demandant si l’on n’avait pas inventé une arme dernier cri pendant que j’étais en prison. Winnie m’a dit qu’il s’agissait d’un micro.
Quand je me suis retrouvé au milieu de la foule, j’ai levé le poing droit et il y a eu une clameur. Je n’avais pas pu faire cela depuis vingt-sept ans et j’en ai éprouvé une sensation de joie et de force. Nous ne sommes restés que quelques minutes au milieu de la foule avant de remonter en voiture pour aller au Cap. Tout en étant très heureux d’avoir reçu un tel accueil, j’étais irrité de ne pas avoir pu dire au revoir au personnel de la prison. Quand, enfin, j’ai franchi les portes pour monter en voiture de l’autre côté, j’ai senti -même à soixante et onze ans- que ma voie recommençait. Mes dix mille jours d’emprisonnement avaient pris fin.
Le Cap se trouve à cinquante kilomètres au sud-ouest de Paarl, mais à cause de la foule inattendue rassemblée à la porte de la prison, le chauffeur a décidé de prendre une autre route. Nous avons contourné la prison et notre convoi a pris des petites routes et des chemins détournés pour rejoindre Le Cap. Nous avons traversé de beaux vignobles et des fermes soignées. Ce paysage me plaisait beaucoup.(…)
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