Sénac, né en 1926 à Béni Saf, est mort il y a quarante ans, en 1973, à Alger, et ce qui apparaît fort heureusement en cette année 2013 est qu’il n’est pas du tout oublié. On oserait même dire, si la formule existait, qu’il l’est de moins en moins. C’est ce qui ressort du nombre de publications ou de republications qui ont eu lieu cette année-là, même si l’on s’en tient à des travaux de grande importance et qui feront date.
Parlons d’abord de deux gros livres qui étaient très attendus, non sans dire que s’ils sont désormais offerts au public, le grand spécialiste de l’oeuvre de Sénac qu’est l’universitaire algérien Hamid Nacer-Khodja n’y est pas pour rien.
• S’agissant de la grosse biographie de Sénac (500 pages) parue aux éditions du Seuil à Paris et intitulée Jean Sénac poète et martyr, son auteur Bernard Mazo n’a pu malheureusement la mener jusqu’à son terme c’est-à-dire jusqu’à sa parution en librairie en octobre 2013, étant mort brutalement le 7 juillet 2012 à l’âge de 76 ans. Mais son contrat d’édition était alors signé et il avait confié à son ami Hamid Nacer-Khodja la charge de mener l’entreprise à bien. Celui-ci rend hommage à Bernard Mazo d’avoir écrit un plaidoyer pour «Sénac l’Algérien» qui ne l’ampute d’aucune de ses dimensions, «poétique, érotique et politique», conformément au vœu du poète qui voulait se prémunir contre toute réduction: «Vous me lirez entier» demandait-il instamment. Le livre de Bernard Mazo se termine par quelques pages très précieuses de «Repères biographiques» qui en fait ont été fournis par Hamid Nacer-Khodja, tant il est vrai que le lecteur a besoin d’être guidé au long des 37 chapitres que comporte le livre, si clairs qu’en soient la conception et le plan.
De toute manière et comme on s’y attend dans une biographie, ces chapitres sont présentés dans l’ordre chronologique, et de plus de manière équilibrée, faisant justice à chacune des parties d’une vie qui au total aura duré moins de 47 ans.
C’est ainsi que la période de la vie de Sénac, qui s’étend de son arrivée à l’âge d’homme jusqu’à la guerre d’Algérie, est à peu près égale à celle qui va de l’indépendance jusqu’à sa mort. Ce sont à chaque fois dix à douze chapitres, alors que très normalement la période comportant l’enfance, l’adolescence et la formation au métier d’écrivain est un peu plus longue, d’autant que s’agissant de Sénac le bâtard, rien de ce qui touche à l’enfance ne saurait être sacrifié. Cependant il faut rendre grâce à Bernard Mazo de n’avoir pas trop paraphrasé Ebauche du père (1989) comme d’autres critiques ont été tentés de le faire, tant il est vrai que ce pseudo-roman est un objet fascinant. En revanche, la dizaine de chapitres qui va de Naissance d’un poète jusqu’à l’arrivée de Sénac à Paris en 1950 est d’un très précieux apport pour comprendre comment s’est formée cette personnalité si originale et comment se font jour dans cette formation les jeux du hasard et de la nécessité.
C’est sans doute parce qu’il était lui-même poète que Bernard Mazo a été si désireux de comprendre comment on le devient. Cependant, pour tout le reste de ce qui concerne son personnage, il est évident que Bernard Mazo n’a pas moins d’empathie, et tout se passe comme si son amitié pour lui avait encore grandi post mortem, entre 1973 et l’écriture de cette biographie. Il est dommage que son auteur n’ait pas pu connaître l’année 2013 qui lui aurait peut-être mis du baume au cœur, lui permettant de réviser sa triste conviction que Sénac continuait d’être méconnu et même inconnu, fatalement estiné à le rester. Ces derniers mots ne sont pas trop forts car Bernard Mazo parle souvent du destin tragique de son poète, on peut même voir dans cette vision et dans ce sentiment le fil directeur de toute la biographie. Le seul effet positif de son triste constat est en effet qu’il se donne pour tâche de réparer l’injustice dont Sénac est encore et toujours victime. D’où son livre, dont on dispose à présent.
Pour autant, Bernard Mazo ne fait pas de Sénac une idole dont il ne faudrait contester aucun comportement. On voit bien par exemple qu’il est gêné (et on le comprend) par le fait que Sénac ait quitté l’Algérie au moment où éclatait la guerre d’indépendance et qu’il ait passé en France toute la durée de cette guerre. Aussi s’emploie-t-il à montrer, ce qui paraît incontestable, que de tout ce temps, Sénac n’a jamais cessé d’avoir présents au cœur et à l’esprit ses frères algériens en train d’affronter la mort pour conquérir la liberté. Ainsi vont les complexités d’un homme, qu’aucun biographe ne saurait de se permettre de gommer.
L’empathie permet à Bernard Mazo de parler avec l’émotion et le sens du tragique qui convient de ce qui fut la grande et définitive brisure dans la vie de Jean Sénac au moment où, selon le biographe, le destin le frappe à nouveau. Espoirs trahis qui amorcent une révolte aux aspects suicidaires dès l’arrivée au pouvoir de Boumediene en 1965 mais surtout à partir de 1972 et jusqu’à la fin. Au tragique de cette destinée ne manque même pas le pressentiment de sa fin inéluctable, explicitement formulé par le poète. Et c’est ainsi que le lecteur est conduit par l’image, ô combien justifiée, du poète maudit d’un bout à l’autre de sa biographie.(…)
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