Romancière ou cinéaste, Assia Djebar a fait de ses livres et de ses films des espaces dédiés aux femmes pour transformer leur silence en parole et leur absence en présence. Transformer leur corps-objet en corps-vivant, respirant et vibrant. Les extraire du servage et les promettre à la liberté. Exorciser leurs blessures et leurs souffrances. Braver le siège des interdits qui les enserrent. «Écrire, c’est plaider pour les autres» pour qu’enfin, regagner l’ordre de l’humain soit. Écriture féministe drapée dans une langue –parole généreusement donnée :«La narration de Assia Djebar ne retranche jamais. Elle accueille les histoires de l’Histoire, les humbles, les inaudibles, les sans voix. La langue est lèvres multiples, multiplication de la vie bruissante qui trouve formes singulières et tous les âges. (Mireille Calle-Grunber. Adpf, Ministère des affaires étrangères. France) Au commencement de la maturité littéraire annoncée par Femmes d’Alger dans leur appartement, (1980) il y a en amont Assia Djebar lectrice de l’égyptienne Naouel El Saadaoui dont elle traduit et préface Ferdaous, une voix en enfer, paru en 1977 dans sa version originale.La préface vaut adhésion au militantisme de Nawel El Saadaoui, docteur en psychiatrie, auteure également de Femme au degré zéro (1975) et de Mémoire de la prison des femmes, fondatrice de «L’Association arabe pour la solidarité des femmes» (1982) ; qui poursuit, au prix de l’emprisonnement sous le règne de Saddat (1981), le chemin de ses aînées Hoda Charaoui qui dès 1923 s’est distinguée par son féminisme et un peu plus tard Doria Chafik qui a fondé le Mouvement Bint El Nil et qui organisa en 1951 une gigantesque manifestation pour réclamer le droit de vote aux femmes, enfin accordé par le roi Farouk.Assia djebar est abondamment informée du féminisme arabe (Egypte, Syrie, Liban). On peut facilement supposer qu’elle en a été influencée et qu’elle y a trouvé la matière brute, l’idée directrice, de la représentation qu’elle donne des femmes, avec la conscience de l’observation de ce qui l’entoure, dans son histoire personnelle et celle de sa société. Mais aussi, les récits de/sur les femmes chez Assia Djebar, sont d’abord et avant tout une parole qui s’élève, une voix qui gémit, qui assiège, un cri qui fuse. C’est précisément sur ce mode que s’écrit le récit de Nawel El Saadaoui et c’est ce même timbre vocal qui accompagne l’arabesque scripturale de Assia Djebar. Lisons sa préface peu connue – un résumé/explication commentée de Ferdaous, une voix en enfer, pour s’en convaincre et pouvoir désigner assurément la filiation littéraire de l’écrivaine algérienne.«Qu’est-ce qu’un roman féministe en langue arabe ? Une voix d’abord – ici, une voix ‘’en enfer‘’ d’une femme prénommée Paradis – , un murmure nocturne, un lamento à travers les claies de la pénombre et qui trouve naissance dans l’ancrage soudain éclairci d’un intérieur privé de ciel. Une blessure aux rets trop anciens, ouverte enfin pour, peu à peu, assumer son chant. Et le révolte se développe à la recherche de mots neufs, du timbre rauque, incongru, de l’imprécation en huit-clos, et le révolte s’enroule ici du rythme circulaire et récurrent de son lit…Ce dit féminin de la contestation en langue arabe, j’imagine que, durant des siècles et dans le silence des sérails, il se chuchotait d’oreille à oreille de femmes cernées : soupirs, cris en dedans écorchant l’écoute sororale, elle-même incarcérée… J’imagine qu’il ne pouvait prendre vol, non tant par crainte des gardiens et d’un maître, que par ignorance d’unhorizon hors harem. L’espace mouvant, dansant, mobile et libre des yeux autres ne se concevait pas. Quel mot arabe nous en aurait proposé l’image, l’illusion avivée ?La voix de Ferdaous, petite prostituée non déchue du Caire –et derrière elle, perçant les détours de cette fiction, la voix de Nawel El Saadaoui, écrivain arabe d’aujourd’hui– est une voix haute.Il ne s’agit plus d’expliquer ou de justifier le défi. Il suffit que le défi se déroule, ici dans les conventions d’une confession de femme à femme, et jusque dans les soubresauts et convulsions d’étapes de mélodrame. Il suffit que le défi de la voix féminine se dépouille de plus en plus haut, avec une énergie qui lancine.Pour nous du Maghreb, qui avons rêvé, à partir surtout de l’imaginaire occidental, de la renaissance du couple en plein soleil, pour nous femmes qui avons tourné dans la langue arabe comme dans une grotte de chaleur, de mémoire et de chuchotements d’aïeules (si bien que, nous avançant dans la rue, nous déambulions certes allégées du voile tombé, mais engoncées dans d’autres lourds suaires, les mots-de-la-langue-française, et dos tourné à notre histoire…), je voudrais dire d’abord combien d’entendre un personnage de femme révoltée désosser, avec pugnacité, sa révolte en langue arabe, nous procure confiance.Un champ verbal insensiblement s’esquisse, se trace, se creuse, net et neuf, pour d’autres femmes arabes. Un point d’envol. Une aire de combat. Une remise en corps. Corps de femmes nouvelles, en dépit des nouvelles barrières, et qui, dans la langue interne, intérieure, à la fois rentrée et déclamée, publique et plus seulement secrète, trouve enracinement juste avant de s’élancer… Voix haute qui donne corps. Corps et formes nouvelles restituant une tessiture plus sombre, plus profonde aux voix de nouveau plus hautes.il s’agit bien dans ce livre,de naissance. Celle d’une parole.Ferdaous en langue arabe, signifie ‘’paradis’’ et c’est donc une femme prénommée ‘’paradis’’ qui, la veille d’être pendue pour avoir tué un homme, interpelle, d’une ‘’voix en enfer’’, toutes les femmes d’une société où l’oppression sexuelle séculaire commence à peine à être dite de l’intérieur.Étapes successives de la vie de Ferdaous, devenue prostituée par révolte, après avoir traversé les cercles d’une exploitation implacable : son enfance en Haute –Egypte où le père, écrasé de misère, épargne sa vache mais non sa femme ni sa fille ; son adolescence au Caire où l’oncle, professeur, refuse de l’envoyer à l’université «où il y a des hommes» et la marie de force à un vieillard. Femme battue, Ferdaous choisit la rue où le premier protecteur se transforme en proxénète, où les policiers des quartiers pauvres, les clients aisés des maisons de rendez-vous, les mauvais garçons, et jusqu’à un syndicaliste repenti et embourgeoisé, renvoient à Ferdaous une image à peine accentuée des autres hommes. Ferdaous qui, au bout de multiples fuites désespérées, devient meurtrière par défi.La fiction peut donc ainsi se résumer en quelque scénario de film pour Salah Abou Seif, par exemple. Un film «grand public». Mais est-ce un «roman populiste» que cette histoire écrite par Naoual El Saadaoui, connue d’abord comme essayiste en Egypte et dont les études sur la sexualité sont basées sur son expérience de médecin, dont les romans maintenant sont lus par une importante jeunesse arabophone, mais contestés par une culture officielle ? Si réalisme il y a, il n’en demeure pas moins qu’une chaleur véhémente habite le roman et que la fiction s’ancre dans les drames sociaux et sexuels d’une réalité arabe contemporaine.L’écriture du texte elle-même en est marquée par la présence de nodules qui hachent et entravent le déroulement du récit. Je les perçois dans cette répétition compulsive de notations somatiques, qui s’exerce, d’abord à l’intérieur de la phrase, puis du paragraphe, et bientôt de la scène, du dialogue entiers.A l’ouverture, l’écoute de femme à femme –celle d’une doctoresse psychologue devant une condamnée «en chair et en os»– se présente en un simple face à face, plutôt dans un ébranlement physique de la quêteuse de parole, en attente presque mystique :«J’étais comme une somnambule. Le sol sous moi était dur ; le sol sous moi, était froid ; mon corps ne sentait rien. Ainsi en rêve, dans une mer également froide, il m’arrive de me baigner… Et la voix devenait elle aussi une voix de rêve… De telles voix partent, semble-t-il, des entrailles de la terre, du ventre du ciel, ou du plafond…» Le lieu, une cellule, portes et fenêtres fermées ; deux femmes assises à même le sol nu. Comme si la posture primitive, le dénuement du décor –au-dehors, la surveillante-introductrice faisant office de laveuse de parterre– , comme si cette pauvreté, certes purificatoire, mettait davantage en évidence les pulsations corporelles.Quand Ferdaous, hier prostituée de luxe, oriente la recherche de son identité jusqu’aux lointains de son enfance paysanne, deux sensations tout aussi vivaces se détachent pour nous : celle de deux yeux face à elle, tantôt point de stabilité, tantôt menace terrible, symbole de l’amour ou de la peur de l’Autre, et par ailleurs l’émergence, la tumescence de l’éveil érotique.«Deux yeux que je scrutais, qui me scrutaient. Deux yeux qui me suivaient, même quand je me cachais d’eux. Quand je trébuchais, quand j’apprenais à marcher, leur regard me retenait… Je me sentais un caillou lancé dans une mer sans visage et sans fond ; le frappent les vagues quand il s’enfonce, le frappe l’air quand il flotte, et il s’enfonce, et il flotte, ainsi de suite, entre ciel et eau. Ne me retenaient dans cette dérive que les deux yeux… J’ai su que c’était ma mère.»Co-naissance avec la mère, qui, à peu près dans les mêmes termes, préfigure celle de l’amie de pension Iqbal, et plus tard celle avec l’homme aimé Ibrahim.Presque simultanément, antienne lente de l’émoi sexuel:
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