Je voudrais tenter de situer notre ami Edmond Charlot, dans l’éclatement culturel des années 30 à Alger. Un libraire éditeur ne tombe pas du ciel, il lui faut des lecteurs et des auteurs.Contrairement à des idées reçues, Alger fut toujours une ville de haute culture souvent d’avant-garde. Il ne peut ici s’agir que de culture française. Il n’est pas question de faire une analyse socioculturelle : je n’en ai pas les moyens, et ce n’est pas le lieu. Je tenterai de situer quelques personnages et quelques dates qui me paraissent avoir des «effets réfractants», à court ou à long terme ou des hasards objectifs chers aux surréalistes et aux météorologistes qui nous disent que le passage d’un papillon blanc dans la cité interdite de Pékin peut provoquer un cyclone à la Jamaïque. Au début, cette culture fut le fait des «illustres voyageurs», avant de devenir l’expression des Européens nés en Algérie : c’est à cette articulation que se situe Edmond Charlot. J’ai toujours pensé qu’Alger, pour l’Europe d’alors était «le lointain le plus proche» –entre plusieurs jours et une heure selon l’évolution des transports– c’était aussi le début de l’orientalisme : fuir «l’Europe aux anciens parapets» criait Rimbaud. Dernièrement j’ai retrouvé un passage d’une lettre adressée à Bruno Etienne : Tous ces aventuriers, ces prédateurs, ces rêveurs qui crevaient de faim, d’oppression ou d’ennui n’ont-ils pas fui «l’Europe aux anciens parapets» pour mutiler ces sociétés fragiles, encore plus ou moins archaïques, en fécondant ces pays, tout en s’y fécondant ? Terres d’aventure et d’exploitation, d’expérimentation d’avant-garde et aussi d’échec. Soit faute de temps, soit par la résistance de l’islam, la pénétration n’a pas été assez profonde pour atteindre un véritable échange charnel par le mélange de tous les sangs et donner naissance à un autre «Brésil». Le temps n’était pas venu d’une «Nouvelle Andalousie». Le premier de ces «Illustres voyageurs» fut Delacroix. Arrivant du Maroc en 1832, il passa 48 heures à Alger avant de s’embarquer pour Marseille. Son transitaire lui proposa de visiter une maison mauresque, son rêve ; au Maroc il n’avait connu que des petits bordels. Il dessina une journée dans cette maison –nous avons le carnet de croquis– Ainsi naquirent «Les Femmes d’Alger», mythe poursuivi par Picasso dans ses nombreuses variantes d’après la peinture de Delacroix «Effet réfractant». En fait, ces Algériennes devaient être des «Juives d’Alger», en 1932 un artiste français n’aurait pas pu dessiner dans une famille musulmane. D’autres «Illustres Voyageurs» suivirent de Fromentin à Gide, d’Oscar Wilde à Montherlant. Un jour, sortant des livres de la bibliothèque de Charles Jourdan, je découvris qu’ils étaient dédicacés par Renan, Flaubert, Maupassant, Daudet, Théophile Gauthier, Dumas… toute une autre génération passée aussi par Alger. Charles Jourdan, lui débarqua à Sidi-Ferruch en 1930 comme journaliste. Je ne l’ai pas connu, mais par son art de vivre, il m’est toujours apparu comme un frère de Swann. L’ancienne maison mauresque du parc Montriant avait été agrandie de deux ateliers de peintre, l’un aux murs rouge pompéien avec un grand piano à queue noire entre des plantes vertes, l’autre ; tout en bois de cèdre à l’odeur délicieuse. À l’époque où l’on sombrait dans Wagner, on jouait déjà dans cette maison Debussy au milieu des Impressionnistes, plus tard. J’y trouverais les premiers numéros de la N.R.F. Une autre vaste bibliothèque, elle est consacrée à l’Algérie, se trouvait à la Bouzaréa, dans le bordj du Prince de Polignac, lui aussi fixé à Alger. Ma mère me racontait que tous les dimanches, en bottes, il descendait à cheval par les ravins jusqu’aux Deux-Moulins, à Saint-Eugène, rendre visite à la baronne Berthe de Vialar, belle-fille d’Augustin de Vialar. Ne fallait-il pas dans cet éloge d’Edmond Charlot parler des anciennes bibliothèques d’Alger, «effet réfractant» ? Il eut beaucoup d’autres bibliothèques dont celle du Docteur Gauthier, brûlée pendant la guerre d’Algérie. Monsieur Vidaillon, allié à ma famille, possédait deux mille volumes. Qu’est devenue celle de Robert Randau, ami de Verlaine, de Marie Laurencin et de Jean Sénac ? J’ai relu dernièrement Lucien Leuwen, de Stendhal. L’action se passe en 1832. On découvre, après les folies de la Révolution et de l’Empire, cette France s’embourgeoisant entre l’argent et la bigoterie. On comprend mieux le départ de nos «Illustres Voyageurs». Augustin de Vialar arriva à Alger en 1832, fuyant aussi «l’Europe aux anciens parapets» pour rejoindre en Egypte son ami Ferdinand de Lesseps. Alger le séduisit, il s’y arrêta et s’y ruina en asséchant le marais de la plaine de la Mitidja. Xavier Yacono, dans son livre sur la Maçonnerie en Algérie, nous apprend qu’Augustin de Vialar en fut alors le Grand Maître. Par son amitié avec de Lesseps et son action, on peut penser qu’il fut aussi Saint-simonien.
Suite de l’article dans la version papier
abonnez-vous à L’ivrEscQ
Il n'ya pas de réponses pour le moment.
Laissez un commentaire