Le roman s’achève sur la décapitation de Fernand Iveton, dans les poncifs historiques utilisés à l’envi par les descripteurs des condamnés à mort emmenés par les gardiens aux aurores vers «l’étincelante guillotine»: le tintamarre des prisonniers, le cri salvateur de «Tahia el djazaïr», les youyous stridents et pénétrants et, nouveauté scripturaire, l’auteur accompagne la marche «héroïque» du condamné, en arabe dans le texte, de vers du chant patriotique «min djibalina» qui ponctue ainsi le dernier moment du récit, l’enrobant dans un «déjà entendu». La dernière phrase laissée en suspension par une virgule, évite ainsi le mot attendu, anticipé : «Il est cinq heures dix lorsque la tête de Fernand Iveton, numéro d’écrou 6101, trente ans». Le roman aurait pu commencer par cette fin tragique mais l’auteur fait de cette exécution à la fois le référent principal de son récit que le lecteur sait mais que, dramatisé (au sens scénique du terme), se prend au halètement du texte qui tend vers cet instant dont il attend pourtant l’issue fatale. Ainsi l’exécution de Fernand Iveton, une triste vérité historique, devient le moteur narratif dynamique, poétique de l’écriture. En effet, la beauté –morbide– du texte tient dans une double alternance. D’abord, le récit est donné à lire dans une discontinuité entre les moments qui relèvent de l’Histoire, ceux par lesquels Fernand Iveton «se radicalise» (c’est le mot de l’auteur) dans son action militante en tant que communiste européen, algérien pied-noir, qui épouse la cause indépendantiste du FLN et son passage à l’action violente, armée ; et, de l’autre, les instants plus longs, conçus, non pas seulement comme des flash-backs, mais comme des instants de vie intime dans lesquels la biographie du condamné se métamorphose en une dynamique de vie qui vient se lover, s’incruster, contredire, humaniser, ralentir, enjoliver, historier l’instant de la guillotine qui est ainsi repoussé, retardé, même s’il est le référent implicite et explicite dès l’incipit du roman. Toute la construction formelle et esthétique du texte tire son originalité de cette alternance de courts passages entre «l’homme» et «le héros», «la vie ordinaire» et «le militant», «le corps d’amour» et «le corps supplicié», «la beauté de la vie, du soleil méditerranéen» et «l’effroyable sentence», créant ainsi, des heurts de styles, des chocs brutaux d’un passage à l’autre, d’une ambiance à une autre, d’un temps à un autre, conférant au mouvement interne du roman, une succession brisée des moments qui s’entrechoquent dans leur proximité graphique et dans leur télescopage savamment mené d’un bout à l’autre du récit dans lequel se côtoient en se niant, en se déchirant, l’un submergeant l’autre, et vice-versa, la plénitude, l’énergie, l’allant, la force de vie, la promesse d’un amour passion d’une femme, d’un pays, d’un idéal et, dans leurs interstices, à peine esquissés ou dans leur mouvement qu’on eût cru d’éternité, viennent les déchirer, fragmenter, sectionner, mutiler, sous l’effet d’une discontinuité des moments du récit, de leur éclatement, comme sous l’effet d’une explosion. Pas celle des deux bombes de Fernand Yveton qui n’ont jamais explosé, ni donc fait de victimes, mais bien celle de la déconstruction de la vie, d’éléments biographiques de Fernand Iveton mis, en bribes, en fragments, délinéarisés comme soumis à leur interface, celle de l’Histoire. Quel paradoxe, entre autres, entre la scène dans laquelle Fernand, alors en congé de maladie en France, rencontre sa future femme Hélène, serveuse dans un café, se sent renaître dans son corps, dans cette chambre sans table, sans chaise, rien qu’un lit, se fond enfin, après de longs mois dans un respect mutuel, réfrénant leur attirance mutuelle, dans le silence et la suspension du temps, dans sa soie veloutée, dans «La lézarde sublime dans le mur d’une femme qui s’offre. Elle ferme les yeux et souffle fort. Halète, gémit. Etendue sur le dos, les cuisses ouvertes, plaquées contre lui. Il n’a pas ôté son maillot de corps. Ses épaules nues, ses petits seins secoués. Une tache sur l’une des clavicules, il plonge sa tête dans son cou, avale à grands traits son parfum, folie, folie que ce cou-là, ses hanches tapent de plus en plus fort au fond de tant de beauté.» (pp. 76-77). Le passage qui suit immédiatement cet instant de volupté, orgasmique, en est la négation : c’est le procès de Fernand Iveton qui s’ouvre au tribunal militaire. Ce même corps de désir fondu dans celui d’Hélène, dans cette chambre rendue si vaste par l’amour, ce même sexe gonflé de vie, ce même désir profond et fusionnel, ne sont plus que des membres flageolants, brûlés par la «gégène». Alors que le temps n’a pas d’heures en cet instant de plénitude entre deux corps, deux âmes, deux amants qui se découvrent, renaissent dans leur fusion, celui du tribunal est compté, lourd, pesant, sinistre, mortel : «Il n’est pas encore 17 heures. Les juges refont leur entrée dans le tribunal. Le président Roynard prend la parole: Fernand Iveton, ici présent, est condamné à la peine capitale. Le verdict tombe comme le couperet qu’on lui promet.» (p. 78). Les deux scènes, isolées l’une de l’autre, n’auraient eu, sans leur proximité narrative choquante et bouleversante, aucun effet ou intérêt dramaturgique sur le lecteur friand de ces paradoxes qui trouve matière, par ce phénomène d’enjolivement du drame, à aiguiser ses appétits sadiques insoupçonnés. Là ou l’Histoire est têtue dans ses faits obtus, carrés, froids et obtus, la littérature les transforme en matière molle, pétrissable, nourricière de fantasmes décuplant la tragédie, l’irradiant dans sa reconstruction romanesque, aux seules fins, sans doute inavouées du romancier, –de contenter l’imaginaire morbide du lecteur qui trouve jouissance dans cette grège dichotomie entre un Iveton gorgé de vie, de rêves et d’espoir pour Hélène et une Algérie indépendante et plurielle et un autre (le même?) Iveton qui entend sa sentence de condamnation à la peine capitale. La présence remarquée d’Hélène, la femme d’Iveton, confère au récit une enveloppe très sensuelle en même temps qu’elle ajoute au drame. L’auteur remonte le temps à leur première rencontre dans la Marne où Iveton l’aperçoit dans un café où elle était serveuse. Lui est venu de son pays natal, l’Algérie en guerre, pour des soins assez urgents. Il le dit sur un ton de la badinerie à Hélène qui a eu le toupet, elle, de venir le rejoindre dans sa chambre : «Il n’y a qu’un lit, pas même un tabouret, une malle, rien. Hélène reste debout et Fernand devine sa gêne. Tenez, lance-t-il, aussitôt pour l’écarter, je ne vous a pas dit : j’ai reçu une lettre de l’hôpital ce midi, ils ont diagnostiqué un petit quelque chose à l’intérieur, un poumon qui fait l’intéressant, tache d’opacité sur le lobe, vous ne trouvez pas ? Hélène lui répond qu’il faut prendre tout ceci au sérieux… » (p. 57) Hélène n’est pas pied-noir comme lui, issue de la France profonde, elle a vécu les affres de l’occupation allemande et participé à un réseau de résistance ; elle fait partie de ceux qu’on appelle «Les justes» en cachant dans sa famille des enfants juifs sauvés de la déportation. Fernand en est admiratif et boit ses paroles. Elle lui apprend qu’elle avait épousé un helvétique avec lequel elle a eu un garçon, qui au moment de la rencontre, a douze ans. Elle acquiert la nationalité suisse et après son divorce, elle revient en France. Fernand est rassuré par ses examens médicaux. Il invite Hélène dans un restaurant et l’accompagne à Paris où il rend visite à son grand-père fier de son communiste de petit-fils.Lors du diner familial, Fernand parle de ses engagements politiques en tant que communiste convaincu du combat de l’Algérie pour son indépendance dans une optique camusienne, dans un idéal d’un vivre ensemble de toutes les communautés qui aspirent à la paix, dans un respect mutuel. Cet épisode semble quelque peu artificiel dans la mesure où l’auteur semble forcer la dose politico-idéologique du parti communiste français (et du PCA) surpris par l’éclatement de la rébellion indépendantiste. Fernand, à ce moment-là, reste un Européen d’Algérie idéaliste, un «libéral» revendiquant l’indépendance de l’Algérie sans violence de part et d’autre. Il lit la presse, Libération et l’Huma mais c’est Hélène qui occupe son esprit.
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