Il n’est pas toujours évident de faire une présentation d’un texte datant du XIXe siècle pour un large lectorat devenu en l’espace de cinquante ans majoritairement arabophone. Le problème en fait n’est pas une question de langue ou de terminologie, et donc de traduction littérale. Ce qui nous semble particulièrement intéressant c’est de mettre en évidence pour les lecteurs de cet ouvrage non pas tant le poids des mots des généraux couvrant les actes des armées françaises de conquête de l’Algérie, mais la position de ce que l’on appellerait aujourd’hui l’élite intellectuelle de cette époque-là. Le commandement militaire français obéit aux ordres donnés par le gouvernement du Royaume, de la République ou du Second Empire. Il fait son travail en menant sur le terrain la guerre de conquête, en sou-mettant les populations, en brisant toute velléité de résistance et en acculant l’adversaire à la reddition et à la capitulation. Le point capital pour nous c’est de comprendre comment la pensée rationaliste triomphante de l’Europe des Lumières rend compte de ces faits, les justifie et les légitime. Au fond, il ne s’agit pas de tel ou tel général, de tel ou tel philosophe, mais de la façon dont le sujet pensant et agissant, au nom de la culture et de la civilisation européennes, occulte l’autre qui lui résiste et refuse de se soumettre, le nie dans son existence-même comme être pensant et agissant en le rejetant dans la «barbarie». Pour les psychologues et psychanalystes qui ont travaillé sur le trauma colonial et ses conséquences, ce qui spécifie la violence coloniale et ses diverses formes d’héritage c’est «la désappropriation, la destitution du propre (langue, histoire et culture)». L’assignation de l’autochtone au statut de l’indigène va entraîner «une désignation qui colle à la peau». On aura d’ailleurs une série de variantes syntaxiques dans ce qui va être le prédicat du colonisé : le natif, l’aborigène, le naturel, le barbare, le sauvage etc. Quelle que soit la façon dont on le prononce, il est dit au figuré. Ce qui se fabrique à partir de là est un «processus d’évidement de soi». Suivant la pensée de Frantz Fanon, la colonisation, phénomène de domination et de soumission, consiste à fabriquer des sujets exclus du familier d’eux-mêmes, en quelque sorte témoins de leur faillite les laissant hors d’eux, au sens littéral et métaphorique. Au fond ce travail nous invite à regarder la colonisation française de l’Algérie, non pas seulement comme exclusion des Algériens de leurs terres, mais comme une exclusion de leur être. Fanon écrira dans L’an V de la révolution algérienne « Le colonialisme français s’est installé au centre-même de l’individu algérien et y a entrepris un travail soutenu de ratissage, d’ex-pulsion de soi-même, de mutilation rationnellement poursuivie» . La pensée rationaliste du XIXe siècle a chassé du champ de la Raison les peuples coloniaux. Voilà nous semble-t-il ce qu’il vous est donné à lire en langue arabe dans ce texte de Tocqueville.
Présentation
Alexis-Henri-Charles Clérel, vicomte de Tocqueville, plus connu sous le nom de Alexis de Tocqueville est présenté par les différents dictionnaires français comme un écrivain politique (Larousse) ou comme un philosophe politique, homme politique et historien, ou encore comme le précurseur de la sociologie (Raymond Aron). On dit même que son oeuvre a eu une influence considérable sur le libéralisme et la pensée politique française (Wikipedia). Il s’est rendu célèbre par ses travaux sur La Démocratie en Amérique (1835)5 et sur L’Ancien Régime et la Révolution (1850), bien sûr, mais combien font référence à ses travaux et rapports sur l’Algérie rédigés et présentés à des dates cruciales devant l’auguste parlement français ? Nous n’allons bien évidemment pas contester tous ses titres de noblesse et la place que lui confèrent des historiens éminents de la pensée politique française, mais il nous semble important, en partant justement de ces mérites supposés ou avérés, de montrer à quel point le rationalisme triomphant du début du XIXe siècle a traité de la conquête, de la domination et de la colonisation de l’Algérie, avec notre regard de l’autre côté, de celui qui subit la conquête, la domination et la colonisation. Le premier voyage de Tocqueville en Algérie (1841) correspond à la période du régime installé par la Monarchie de juillet (1830-1848). C’est celui d’un philosophe porteur d’une pensée rationaliste éminente et d’un homme politique favorable aux réformes démocratiques dans une monarchie parlementaire où les légitimistes orléanais tiennent encore au suffrage censitaire. Il est donc important de savoir comment, sur le terrain de l’histoire immédiate, cette pensée et cette politique s’énoncent, se prononcent et se mettent en actes quant au devenir d’un pays et d’un peuple (on disait à l’époque avec Tocqueville contrée et populations ou tribus). L’un des aspects les plus frappants est ce type de savoir et son rapport à «l’objet» Algérie. Tocqueville s’est documenté en 1833 sur l’Algérie, soit trois années seulement après le débarquement de l’expédition française pour la conquête de cette «contrée» d’Afrique du Nord ; il comptait y acquérir un domaine, et c’est sur la base de ses premières lectures qu’il fonde ses convictions puis ses théories sur la colonisabilité de ce pays de barbarie. Il y met les pieds pour la première fois en 1841 alors que la guerre menée contre les résistances de l’émir Abdelkader et du Bey de Constantine redouble de férocité. Qu’y voit-il d’abord ?
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