Le roman met en scène deux personnages : l’auteur narrateur, instituteur, fils du bled, qui a quitté sous la menace de l’autorité coloniale son école de montagne pour Alger; et Françoise, enseignante française, venue de son plein gré en Algérie mue par les idéaux de Jules Ferry. Une relation d’amour équivoque se tisse entre eux dans le contexte historique et politique de l’année 1958.L’instituteur indigène, le narrateur, arrive à Alger en 1957 après avoir été arrêté et torturé par les soldats français dans son canton natal. Il tient à préciser que sa fuite n’est pas celle d’ « un traître » mais d’un «hybride».
«L’instituteur n’était pas un traître, mais un hybride. Personne n’en voulait plus, il était bon pour le couteau, la mitraillette ou tout au moins la prison. Lui, brièvement, avait choisi la fuite. Il s’en alla sous les huées. Avant de le laisser sortir, les soldats fouillèrent de fond en comble ses bagages et lui prirent quelques livres…»
Dans le même temps, une Française de souche, Françoise venue de sa Bretagne natale, est nommée éducatrice dans cette école de La cité des Roses. Ce nom, poétique, la fait rêver et motive ses idéaux d’être au servir de l’Education de l’indigène. Bien que mariés tous les deux, ils se vouent une passion où se mêlent amour du métier et désir charnel bien que resté dans les limites de la bienséance.
Pour romantique que fût cette idylle, pouvait- elle prendre corps en pleine guerre d’Algérie, qui, plus est, est dans sa phase cruciale en ces années 1957 / 1958 ?
La première partie qui donne son titre au roman La cité des Roses comprend deux chapitres : L’instituteur et Françoise, un chapitre narratif à souhait. L’auteur- narrateur y raconte sa fuite du bled et explique les raisons qui l’ont poussé à quitter son école pour rejoindre la capitale. Le récit est simple et rappelle, par bien des aspects, l’ambiance du Fils du pauvre. A son arrivée sur les lieux de sa nouvelle école, à la cité Nadhor, sur les hauteurs d’Alger, ce qu’il voit n’est pas fait pour éteindre ses craintes qu’il pensait avoir laissées derrière lui :
« Non, ce que voyait l’instituteur, c’était un affreux bidonville où l’on devinait le grouillement d’un peuple misérable et hostile qui se drapait dans ses bâches, ses roseaux, ses vieilles planches et ses tôles rouillées comme dans un manteau d’Arlequin et menaçait de ses ordures pour se soustraire à toute curiosité déplacée, à toute sympathie hypocrite. Cette protubérance insolente, accolée aux confins sud du territoire de la commune, se dissimulait aux flancs d’une crête boisée qui domine la baie d’Alger…»
Le contraste est saisissant et le lecteur se prépare d’emblée à un autre contraste, politique celui-là :
l’instruction peut-elle être dispensée dans un tel environnement et, de surcroît, dans un contexte de domination coloniale dont la preuve n’est autre que ce bidonville des autochtones ; cette école «française» qui veut s’ouvrir aux enfants du taudis ; un instituteur indigène qui doit tout à la France coloniale qu’il doit servir, sinon… L’instituteur tire origine de ce bidonville au nom poétique, mais il s’en est sorti grâce à cette école menacée par les ordures.
Ni le moral de cet instituteur, ni l’environnement social de son nouveau poste d’enseignant, ni l’année de son arrivée à Alger ne prédisposent à cette histoire d’amour.
Comment alors vit Françoise cette école et quels sont les ressorts de cette idylle ? Le narrateur reste évasif sur ce point. Qu’est-ce qui l’attire en elle ? Le physique ? Il n’y a aucune description de cet ordre. Son dévouement à l’école, à la pratique éducative ? Peut-être. Elle ne voit pas de la même façon la réalité du bidonville où vivent des centaines de Fouroulou. Or, l’instituteur, autochtone, sent et vit cette misère dans ses fibres.
Ils se croisent mais ils ne se rencontrent pas. Ils se serrent, « virilement » la main et c’est à peine si leurs doigts s’effleurent. Amour impossible, interdit ? Le narrateur sème la confusion sur l’existence réelle de Françoise :
«Je ne voulais pas qu’on prenne au pied de la lettre cette discussion avec Françoise. Peut-être n’eut-elle jamais lieu, véritablement (…) Ce qui nous importait à l’un et à l’autre était de nous retrouver à chaque instant côte à côte et de laisser nos coeurs s’égarer ensemble, secrètement loin de nos propos graves ou futiles »
Le narrateur se fait encore plus déroutant en écrivant quelques lignes plus loin :
« Aujourd’hui, seul, dans mon bureau où, dès le début des vacances, j’essaie de la recréer et de l’enfermer à l’intérieur de ce cahier, entouré de mes bouquins et n’ayant que ses pauvres souvenirs, détachés d’elle comme par mégarde : les cheveux, le bout de craie, la petite blouse, dois-je avouer qu’elle devient de plus en plus insaisissable, que parfois il m’arrive de broder, de mêler des bouts de scènes, de trahir l’ordre chronologique des faits et des paroles, en somme d’écrire un roman…».
La rencontre est le titre de la deuxième et dernière partie du roman. Cette partie est chronologique. Elle est écrite sous la forme d’un journal intime – technique familière à Feraoun – tenu du 12 juillet 1958 jusqu’au 2 janvier 1959, durant les périodes de vacances scolaires (Les 12 et 17 juillet, les 5, 14 et 23 août, un jour de rentrée le 25 septembre et lors du réveillon le 31 décembre 1958 et le lendemain de la nouvelle année, le 2 janvier 1959). La partie épilogue ( écrite une année après l’achèvement du roman) ne comprend qu’une date, un autre réveillon le 31 décembre 1960). Des dates qui échappent au rythme de la vie scolaire !
Il écrit à Françoise repartie dans sa Bretagne natale sans qu’elle ait pu accomplir sa « mission » ni voir aboutir sa secrète relation d’amour. Après un long silence, elle se décide à écrire à son « ami ». S’amorce par un flash-back progressif, un procédé nouveau dans l’écriture de Feraoun :
Dans la missive de Françoise, pas le moindre mots d’amour. Un télégramme sans information. Une impression. Une nostalgie. Un bulletin météorologique: « Mon ami. Ciel maussade. Votre soleil me manque. Pensées affectueuses. Païen. »
Sur ce dernier mot, le narrateur s’explique : « Voilà. Païen est le pseudonyme que je lui ai proposé un jour pour signer notre histoire. Un pseudonyme commun puisque l’histoire était commune… »
Au fil des échanges épistolaires, il lui avoue que ce n’est pas elle qui l’occupe et le préoccupe. Mais son pays, les pressions dont il est l’objet de la part des paras ( encore eux !) Cet aveu est de taille : il confère une autre tournure au roman. La relation entre l’instituteur et Françoise éclaircit son énigme à mesure que s’envenime la situation politique.
Dans ce roman posthume, l’écrivain fait montre d’une écriture engagée ; il y exprime sans ambages ses prises de position politiques en faveur de l’indépendance de son pays.
Suite de l’article dans la version papier
abonnez-vous à L’ivrEscQ
Il n'ya pas de réponses pour le moment.
Laissez un commentaire