Dans ce roman, le narrateur revient dans sa ville natale après vingt ans d’abscence…
Le narrateur peine à reconnaître dans cette nuit du retour «sa» ville, celle de ses enfances , de ses amours adolescents et, surtout, de ses premiers pas dans l’amour des livres, la création artistique et théâtrale avec la volonté de «changer le monde». Quelles belles et poignantes évocations du Petit Théâtre, vivier des grandes figures de la dramaturgie algérienne et maghrébine ! Avec quelle force d’évocation ressurgissent, à mesure que le bus cahote dans la vomissure ambiante, les forces primesautières d’une jeunesse gorgée de talents, solaire, authentique dans ses choix politiques pour une modernité intempestive s’exprimant dans les actes du quotidien mais aussi dans leur recherche opiniâtre d’une esthétique du Beau. Mais, déjà, les FV (Frères Vigilants) traquent les Lumières, êtres de la nuit, des chiens ensauvagés, meute qui lacère les portes d’hommes, égorgent les femmes qui enseignent l’alphabet primordial aux enfants et festoient dans leur entreprise de l’ablation de la mémoire pour enfin gouverner leur «univers oesophagique».
La force du texte réside dans la contiguïté des arrêts du bus (il y en a 23) et la remontée progressive des évocations, des souvenirs comme le fait un noyé agrippé à sa bouée de sauvetage. Il doit vaincre la tempête et échapper aux «gouffres amers». Des souvenirs qui aident à vivre, à supporter non les effets du temps mais les salissures préméditées d’une ville sans mémoire, sans trajet si ce n’est la ligne A du bus sans terminus. Le déclic de ces flash-back n’est pas provoqué par des descriptions extérieures de la ville broyée par l’obscurité météorologique et davantage idéologique. A chacune des stations brèves, tel visage, tel regard, tel geste, peut être tel reflet d’une architecture devinée, et déclenchent chez le revenant étranger l’intimité des visages aimés au destin tragique : ceux de sa famille, du père qui lit les bulletins scolaires de son trublion de fils qu’il défend contre le racisme colonial dans son école même où il est traité d’étranger (ce mot aura la peau dur) ; de la mère silencieuse, comme les passagers du bus, qui n’a eu d’existence qu’au travers de ses accouchements successifs, de ses angoisses pénétrantes pour ses enfants éparpillés dont l’aîné, honnêteté faite homme, est un exemple rarissime de bravoure.
Si les rares femmes qui montent dans le bus sont voilées, celles par lesquelles l’étrange revenant oublie l’instant d’un arrêt fugitif la déliquescence de sa ville, sont éclatantes de désirs, coquines, libertines, battantes, émancipées, gorgées de vie et d’amour : Alia, Cherifa, étoile lumineuse de ses dix-sept ans, Leila qui l’initie aux Yeux d’Elsa, Dalia, Nini et Alima, reines des planches du Petit Théâtre et Manon, mère-amante spirituelle. Pourchassées par les chiens au firmament de leur beauté et de leur force intellectuelle, certaines abdiquent, d’autres se donnent la mort. Mais, mêmes mortes, les étoiles brillent. Elles doivent leur clarté à leur propre mort. Toufik, Samir, Kamel, Kad, amis des temps forts des idées et du bouillonnement intellectuel du solitaire passager du bus, les ont aimées dans leur liberté et leur passion.
Dans «Le bus dans la ville», la réitération de l’article défini s’oppose aux indéfinis de ce car corbillard, tour à tour simple moyen de transport aléatoire de passagers morts-vivants, un bus matinal de l’Horreur, d’enseignantes égorgées, les têtes arrachées sur les banquettes, un «naâch» motorisé qui peine à rejoindre le cimetière ; enfin, un autre bus bien réel, celui-là, dans lequel le témoin qui crie sa douleur, réfrène sa révolte face au spectacle d’une ville qui tue, évoque un matin de son départ au travail, alors jeune cadre dans une entreprise nationale gangrénée par les passe-droits.
Tous ces « bus » qui roulent dans la tête du l’ex-enfant d’une ville-mère orpheline, ville-amours interdites, ville-espoir déchu, ville-foisonnante d’idées étêtées, ville-inspiratrice asséchée, ville-rêveries broyées, ville-mer sans mer…, ces bus-là ont pour seul arrêt : le délire de leur passager clandestin qui, de la vitre, aperçoit au fond d’un ravin, les fantômes de ceux et celles pour lesquels il a tenu à revoir «sa» ville pleine de leur présence. Un dernier voyage ?
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