Écrire l’histoire de l’Algérie est une tâche immense, qui dépasse évidemment les capacités d’un seul auteur, et d’un seul pays, même si l’on veut se limiter à la période dite contemporaine, c’est-à-dire à celle dont il subsiste encore des témoins vivants. Sollicité par le magazine L’ivrEscQ pour en dresser une sorte de bilan, je relève le défi mais en précisant tout de suite à quel titre et dans quelles conditions. Je le fais en tant qu’historien français qui travaille sur l’histoire de l’Algérie contemporaine, du nationalisme algérien et de la Guerre d’indépendance, mais aussi de la mémoire de cette Guerre dans les deux pays concernés, depuis plus de quarante ans. Né en 1948 loin de l’Algérie, je n’ai pas vécu cette histoire ni comme acteur (bien entendu), ni comme témoin direct, mais j’ai commencé à en prendre conscience à partir de juin 1958 comme d’un événement historique indépendant de ma volonté. J’ai déjà eu l’occasion d’expliquer cette expérience très particulière dans un article que j’ai écrit et publié il y a dix ans dans la revue Panoramiques, en répondant aux questions pertinentes que m’avait posées son directeur Guy Hennebelle, malheureusement décédé quelques mois plus tard. Je me permets de renvoyer à cet article, prudemment intitulé «Je préfère m’abstenir de tout pronostic», et publié dans le n° 62 du 1er trimestre 2003, qui portait le titre significatif «Algériens–Français : bientôt finis les enfantillages ?» (pages 150 à 158). Je n’ai rien renié de cette expérience, mais il s’agit, dix ans plus tard, de l’actualiser en rendant compte de tout ce qui s’est passé durant cette décennie très riche. Sans reproduire les analyses que j’avais présentées dans cet article, je veux néanmoins citer la réponse très brève que j’avais faite à la dernière des questions posées par Guy Hennebelle : Le temps est-il venu de franchir un pas vers la «déschizophrénisation» des rapports de l’Algérie avec la France, ou bien sommes nous condamnés pour longtemps à ces rapports névrotiques fondés sur le principe du «je t’aime, moi non plus?»
Histoire et guerre des mémoires Le mot «histoire» a des sens multiples. Au sens le plus large, il désigne des récits d’événements passés faits par des auteurs qui l’ont vécu ou non. Il correspond alors plus ou moins exactement à la notion de mémoire, mémoire des faits vécus par des témoins, ou mémoire indirecte transmise à travers les récits de témoins. Ces récits sont particulièrement nombreux en Algérie, mais aussi en France. Mais l’histoire, c’est aussi un récit élaboré suivant les règles d’une enquête scientifique, visant à faire savoir ce qui s’est passé et à faire comprendre pourquoi les faits se sont ainsi passés, autrement dit en identifier les causes. On peut même dire que l’histoire cherche aussi à distinguer les conséquences des événements une fois qu’un certain temps s’est écoulé depuis qu’ils se sont produits. Contrairement à ce que pensaient les historiens dits «méthodiques» du début du XXème siècle, l’histoire peut être «immédiate», ou presque, mais à condition de distinguer clairement l’engagement scientifique de l’historien dans la recherche de la vérité et l’engagement politique, qui n’est pas le sien. L’histoire de la guerre d’Algérie est particulièrement riche en France dans les deux sens du mot «histoire», à la fois par le nombre considérable des publications de témoignages et de récits, mais aussi par le nombre important des travaux d’historiens. Ceux-ci ont d’abord été obligés de reconstruire l’histoire dite coloniale, qui avait été largement dévaluée par la fin imprévue de la colonisation française. Puis les recherches portant spécifiquement sur la Guerre d’Algérie se sont multipliées à partir de l’ouverture de la plus grande partie des archives publiques en juillet 1992, trente ans après la fin de la Guerre. Mais pourtant, les travaux des historiens proprement dits sont relativement moins influents que les points de vue mémoriels qui ne cessent de s’affronter dans une véritable «guerre des mémoires». D’un côté, plutôt à gauche, les partisans de l’indépendance, qui deviennent de plus en plus nombreux avec le temps écoulé. De l’autre, plutôt à droite, les vaincus de la décolonisation (militaires de carrière, «rapatriés», «harkis»), se considérant comme les victimes d’une injustice. Entre les deux, la majorité silencieuse qui a évolué en passant de l’idée reçue selon laquelle l’Algérie était une terre française à l’idée contraire, en suivant l’exemple donné par le général de Gaulle. Les historiens eux-mêmes ont du mal à échapper à ces clivages, parce qu’un bon nombre d’entre eux avaient vécu la Guerre d’Algérie en tant que citoyens avant de l’étudier en tant qu’historiens, ou l’avaient directement vécue sur place dans leur enfance, ou enfin, pour les plus jeunes nés après la fin de la Guerre, parce qu’ils l’avaient découverte en lisant les livres d’auteurs engagés. Il en résulte que l’histoire de la Guerre d’Algérie, bien loin de devenir peu à peu une histoire dépassionnée en fonction de l’écoulement du temps, a donné l’impression de devenir de plus en plus présente, comme si le sens de l’écoulement du temps s’était inversé. En Algérie au contraire, si la production de livres, mais aussi d’articles dans la presse, de discours commémoratifs officiels est particulièrement abondante, la très grande majorité de cette production appartient au genre mémoriel. Il y a pourtant des historiens algériens, mais leurs publications sont moins nombreuses et moins ambitieuses qu’en France. Et elles n’ont le plus souvent pas été produites dans un cadre proprement algérien, puisque un nombre non négligeable des historiens algériens ont été formés en français par des universitaires français, soit dans les universités algériennes, soit en France même. Le principal historien algérien, par l’importance considérable de son apport à la documentation et à la réflexion sur l’histoire du FLN, est et reste Mohammed Harbi, qui a choisi de vivre et de travailler en France. En dehors de ses archives privées, les archives de la Révolution algérienne (notamment celles du GPRA et du CNRA) font l’objet depuis 1970 de campagnes de regroupement, mais leur accessibilité aux chercheurs ne semble pas obéir à des règles transparentes. D’autre part, l’arabisation de l’enseignement de l’histoire depuis 1966, alors que la majeure partie des sources, même de celles du FLN, sont écrites en français, pose un problème à la maîtrise de cette histoire par les enseignants et chercheurs qui ne maîtrisent pas suffisamment le français. Enfin en dehors des deux pays directement concernés par la Guerre d’indépendance algérienne, il existe beaucoup moins de témoignages, mais un nombre non négligeable d’historiens, souvent moins directement engagés, et dont les ouvrages méritent d’être connus plus qu’ils ne le sont hors de leur pays. Mais ce tableau n’est pas complet. En effet, l’Algérie et la France se sont longtemps distinguées par deux conceptions opposées du rapport entre l’histoire, la mémoire et la politique. Alors qu’en Algérie la commémoration de la Guerre qui lui avait donné son indépendance avait été très vite organisée et systématisée par l’État, en France elle faisait l’objet d’une non-commémoration, d’une amnésie officielle fondée sur des lois d’amnistie. Pourtant, à partir de la fin des années 1990, a changé. D’abord parce qu’à partir du milieu des années 1980, plusieurs procès tardivement intentés à des criminels de guerre nazis ou complices des nazis (Klaus Barbie, puis Paul Touvier, René Bousquet, et enfin Maurice Papon) ont discrédité l’idée d’amnistie des crimes passés, renforcé celle d’un devoir de mémoire et de justice, et rendu inadmissible la politique de l’oubli appliquée à la Guerre d’Algérie. Il faut rappeler deux faits majeurs. En 1985, la prescription des crimes de guerre contre les résistants et leurs familles reprochés à Klaus Barbie entraîna un recours à la Cour de cassation, qui décida d’élargir la notion de crime contre l’humanité (seul crime imprescriptible en droit français) en effaçant la différence avec les crimes de guerre, afin de permettre le jugement de Barbie pour tous ses crimes; ce qui permit à son avocat franco-algérien, Maître Jacques Vergès, de déclarer que désormais la France serait obligée de juger aussi les «crimes contre l’humanité» commis par le général Massu contre les Algériens. Puis en 1997, la déposition au procès Papon de Jean-Luc Einaudi, qui mit en accusation son rôle dans la répression de la manifestation algérienne du 17 octobre 1961 à Paris, contrairement à la politique d’amnistie-amnésie suivie jusque-là, provoqua le désaveu de cette politique par le gouvernement de Lionel Jospin et par le président de la République Jacques Chirac (…)
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