Son nom claque comme un emblème : Adonis. En grec, il signifie tout à la fois trépas et résurrection : parce que je marche mon linceul me rattrape. Silence et bruissement. La poésie coulant de source, faisant violence à la tradition en même temps que par rupture, elle en est rebond, avatar, non des formes, des versifications mais de la quintessence.
Notre poète a commencé petit homme, mais doué d’une intelligence si précoce qu’elle ne manqua pas de lui gagner l’attention – et la bourse – du maître de l’heure, à l’âge de 12 ans en s’imposant à une liesse poétique en l’honneur de Choukri Kouwatli. Peu se souviennent de ce président, le poète est toujours là, aujourd’hui et incontestablement dans les temps à venir. Ali Ahmed Saïd Esber est né un premier janvier 1930 près de Lattaquié, dans les montagnes du nord de la Syrie, au village de Qassabine. Il doit son initiation au Dit coranique et à la poésie de son père, un paysan lettré.
Ce qui explique ses propos enthousiastes à l’endroit de la poésie populaire tout en restant un partisan ferme de l’arabe. De mémoire, il en cite de longs extraits de Syrie en Égypte.
On sait son extrême irritation à l’égard du conformisme et de la doxa tribale. À la fin des années soixante dans Fatiha linihayat karn, (« Manifeste pour une fin de siècle »), il fustigeait les mollesses, les abandons et l’impéritie d’un monde arabe engoncé dans ses stériles nostalgies. Trente ans plus tard, il sera davantage amer : « Tout s’aggrave. L’espace de la liberté régresse et la répression s’amplifie. Diminuent aussi nos chances dans la démocratie et une société civile plurielle et diversifiée. Et s’accentuent violence et tyrannie. Aujourd’hui nous sommes moins croyants, moins cléments. Plus confessionnels et plus fanatiques. Moins seuls et plus démembrés. Moins ouverts aux autres et tolérants, plus cruels et renfermés. Ainsi, aujourd’hui nous sommes plus pauvres. Et ce que nous appelons patrie est en train de se transformer en une caserne militaire ou un camp tribal».
Adonis comme tant d’intellectuels arabes crut dans le rêve arabe. Il le déclinait comme son « arabitude », à l’instar des défricheurs de la négritude. Colère, sédition et imprécations. Du naufrage, ne survivent que les « travaux du vent ». La poésie, à la fois don et labeur, travail acharné sur les terres de l’écriture et de prédiction. Une avancée par la porte étroite vers l’abîme d’une damnation possible. Le Livre ne met-il pas en garde contre les épigones ? Depuis Chants de Mihyar le Damascène (1961), Adonis déconstruit avec une audace tranquille les évidences du temps arabe. Dans un langage complexe, parfois hanté par l’hermétisme, à l’instar des paroles irréductibles à l’univocité. Nourri de mythes, ouvert aux influences modernes, brassant les legs d’El Moutannabi, d’El Hallaj, il est à l’affût des réalités profondes, pointe immergée d’un iceberg dont il sait seul les dérivations, dans un implacable affrontement avec son for intérieur. À donner le vertige à ses compagnons de route du monde.
Le poète des monolithes, Guillevic s’écriait : « Adonis, où m’emmènes-tu ?
Maître des ombres, je les frappe
Je les mène avec mon sang, avec ma voix
Le sang est une alouette
À qui j’ai tendu mes collets
Le vent et mon chapeau. »
Adonis trace de longue date les calligraphies rebelles du « poème futur »… Sa parole était par conséquent fortement attendue sur le drame qui bouleverse son pays. Il ne pouvait rester silencieux. À la veille où il recevait le prix Goethe, le poète avait surtout élargi son propos à l’ensemble des dirigeants du monde arabe en les accusant de « ne laisser derrière eux que ruines, arriération, amertume et torture. Ils ont accumulé du pouvoir. Ils n’ont pas bâti une société. Ils ont fait de leurs pays des espaces de slogans dépourvus de tout contenu culturel ou humain. » À sa manière, dans le style qui lui est propre, Adonis s’est adressé à Bachar Al Assad, dénonçant la faillite du parti Baath qui « n’a pas réussi à rester prédominant par la force de l’idéologie, mais grâce à une main de fer sécuritaire. » Il fustige la répression en restant convaincu que la violence «ne peut durer car aucune force militaire aussi puissante soit-elle ne peut vaincre le peuple, aussi désarmé soit-il. » Dans ce message, il appelait également à la nécessaire modernisation du régime exhorté à « remettre la décision au peuple » et met en garde l’opposition des influences religieuses. « Le révolutionnaire littéraire » reste en conséquence partisan d’une réforme raisonnable et non imposée de l’extérieur… Mais là encore, il est loin de faire l’unanimité.
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