L’ivrEscQ : Vous dites, dans votre livre, que la gloire de Camus relève plus du politique que de l’esthétique, qu’elle dépend essentiellement de facteurs extérieurs, étrangers à la littérature. Comment expliquez-vous votre jugement ?
Yves Ansel : Quelles sont les œuvres qui restent, qui passent à la postérité ? À cette question, la réponse la plus courante est : les œuvres qui durent sont celles qui ont d’évidentes qualités esthétiques les préservant d’un oubli rapide. Sans doute, mais les raisons qui font que tel ou tel écrivain survive quand tel autre disparaît à jamais, ne sont jamais purement esthétiques, comme le prouve clairement l’extraordinaire fortune posthume de Camus. Au départ, entre Camus, Aragon et Sartre, qui aurait donné Camus gagnant à la loterie de la postérité ? Pour l’instant, c’est bien Camus qui l’emporte haut la plume, et c’est bien Camus qui, en France, est l’auteur du XXème siècle le plus lu, le plus connu. Est-ce à dire que son œuvre serait supérieure à celle d’Aragon ou de celle de Sartre, pour ne pas parler de Malraux, de Mauriac ou de Simone de Beauvoir? Non, évidemment… En vérité, la chance de Camus a été l’évolution historique du dernier demi-siècle. La chance de Camus, après sa mort (1960), n’a été, ni son style, ni sa pensée, mais la déstalinisation, la fin de la guerre froide, la chute du mur de Berlin. Camus a vu sa cote posthume remonter au fur et à mesure que celle du communisme baissait, pendant qu’Aragon a vu la sienne descendre, pour les mêmes raisons. En 1951-1952, la querelle Sartre-Camus, à la suite de la parution de L’Homme révolté, s’était soldée par la victoire de Sartre ; revanche posthume, dans les années 80, pour Camus, qui triomphe, l’emporte sur son rival, parce que l’histoire a rebattu les cartes, redistribué les rôles.
Au cours de la décennie 1980-1990, Sartre devient aussi le mauvais « compagnon de route » (de 1952 à 1956) du Parti communiste français, celui qui n’aura pas voulu voir la réalité des camps de travail en U.R.S.S… et Camus, l’humaniste, le moraliste, qui avait raison, et qui se trouve soudainement crédité d’une lucidité à nulle autre pareille. Oui, mais sauf que, en France, on censure « étatiquement » la guerre d’Algérie, et que, sur ce conflit, précisément, il n’y a pas photo : c’est Sartre qui s’est montré clairvoyant, c’est Sartre qui a eu raison; inconte ablement. Mais comme ce n’est pas sur cette guerre-là que se joue la postérité, Camus l’emporte sur Sartre, « le mauvais Français » qui, inlassablement, aura dénoncé le système colonial. Historiquement, cet avantage à Camus n’est donc que partie remise, et rien n’est encore joué.
L. : Pourquoi ce choix de titre, Albert Camus totem et tabou ?
Y. A. : Parce que je voulais un signe fort, parce que je voulais souligner, par ce titre, que ce n’était pas Camus que je visais. J’ai la plus grande admiration pour l’homme et l’œuvre, du reste, la vie est trop courte pour passer des années à étudier un auteur que vous n’aimez pas, ne croyez-vous pas? Ce que je remets en cause, ce n’est évidemment pas l’action d’un homme qui, fondamentalement, s’est toujours trouvé du bon côté, qui a toujours défendu avec courage et honnêteté les causes justes, et ce n’est pas, non plus, l’évidente qualité et portée d’une immense œuvre en phase avec les bouleversements et les grandes questions du XXème siècle, mais la « légende » − objet du premier chapitre −, tous les discours officiels qui, plus ou moins délibérément, mentent, cherchent à cacher la vérité, à interdire de lire ce que Camus a vraiment écrit. Et, en ce qu’Albert Camus représente en France, en tant qu’auteur sacré, intouchable, je me suis attaché à démontrer, dans cet ouvrage, comment et pourquoi tous les textes de Camus relatifs à l’Algérie et à la colonisation sont à ce point ignorés, censurés ou maquillés, détournés de leur sens. De ce point de vue, Albert Camus totem et tabou. Politique de la postérité, est, au sens plein du terme, un « livre de lecture », un livre qui interroge la légende, un livre qui reprend à fond le dossier, qui revient sur les idées reçues, qui fait une relecture précise, sans parti pris, de Noces, L’Hôte, La femme infidèle, L’Étranger ou Le Premier homme.
L. : Concernant la Guerre d’Algérie, où pourait-on, selon vous, situer Albert Camus ?
Y. A. : Je vous répondrais bien : « au milieu », parce que Camus, lui, a cru qu’une position médiane était envisageable, qu’une solution pacifique était envisageable. Illusion (…)
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