L’œuvre d’Albert Memmi a été traduite plus de vingt langues et « environ soixante-dix ouvrages ou thèses » lui ont été consacrés. Né le 15 décembre 1920, celui qui s’est lui-même baptisé « le nomade immobile » (titre d’un de ses nombreux livres, publié en 2000 aux éditions Arléa) s’est souvent amusé au jeu des origines, qui est, à lui seul, une invite au voyage et à la quête de soi. « Memmi serait un antique patronyme kabyle, qui signifie « le petit homme » ou, autre hypothèse, le vocatif de Memmius, membre de la gens romaine Memmia. » Français d’origine tunisienne, il a écrit des livres majeurs sur la décolonisation et le racisme, dont « Portrait du colonisé ». Il est mort le 22 mai, à l’âge de 99 ans. Auteur de livres majeurs sur la décolonisation et le racisme, le romancier et essayiste Albert Memmi, d’origine tunisienne, est mort le 22 mai, à Paris, à l’âge de 99 ans. C’est dans la pauvreté du ghetto juif de Tunis, la Hara, qu’est né le 15 décembre 1920 Albert Memmi, l’employé de mairie ayant refusé le prénom hébraïque proposé par le père du nouveau-né. Ainsi vont les rapports de domination dans le système colonial, comme l’analysera plus tard, de manière magistrale, l’auteur de Portrait du colonisé (précédé de Portrait du colonisateur, Corrêa, 1957).
Si toute l’œuvre d’Albert Memmi vise à approfondir et à théoriser les notions d’« identité », d’« aliénation », de « dépendance », c’est parce qu’il les a d’abord rencontrées en réfléchissant sur lui-même et sur sa situation au monde. Né à Tunis à l’époque coloniale, dans une famille juive de langue maternelle arabe, formé à l’école et dans la culture française, Albert Memmi s’est trouvé au point de rencontre de toutes ces déterminations hétérogènes qui façonnent l’identité maghrébine moderne. Il écrit en français, et son premier roman, La Statue de sel (1953), est comme la matrice d’où procède toute l’œuvre ultérieure. Le narrateur, faisant le bilan de sa vie, y raconte la découverte de sa différence et de son exclusion. Rompant peu à peu avec l’Orient natal, mais mal accepté par un Occident lui-même peu respectueux de ses propres valeurs, il conclut à « l’impossibilité d’être quoi que ce soit de précis pour un juif tunisien de culture française ». L’interrogation sur l’identité se prolonge dans un essai théorique, dans la mouvance de la pensée de Sartre qui en écrit la préface : Portrait du colonisé précédé de Portrait du colonisateur (1957). Memmi applique sa réflexion plus particulièrement à l’exemple juif (Portrait d’un juif, 1962 ; La Libération du juif, 1966) et la systématise dans L’Homme dominé (1968) — où sont traités les cas du colonisé, du juif, du Noir, de la femme, du domestique — et dans La Dépendance (1979) ainsi que dans une synthèse sur Le Racisme (1982). L’essai Juifs et Arabes (1975) ouvre une vive polémique, notamment avec l’écrivain marocain Abdelkébir Khatibi, parce que Memmi, à propos de la question palestinienne, prend nettement position en faveur d’Israël, ce qui le marginalise par rapport aux intellectuels maghrébins. Cependant, il ne faudrait pas oublier le rôle majeur qu’Albert Memmi, comme professeur et comme maître d’œuvre de plusieurs anthologies, a joué dans l’éveil et la légitimation des littératures maghrébines de langue française.
Ecrivain considéré par Sartre et Camus -tous deux ses préfaciers- comme un grand écrivain maghrébin. Seulement, il n’est pas considéré par son pays d’origine comme tel, il est vu comme un écrivain français d’origine juive. Son œuvre creuse précisément là.
Albert Memmi, Le Déchirement Linguistique du Colonisé
Albert Memmi dira : «J’ai entrepris cet inventaire de la condition du Colonisé d’abord pour me comprendre moi-même et identifier ma place au milieu des autres hommes… Ce que j’avais décrit était le lot d’une multitude d’hommes à travers le monde. Je découvrais du même coup, en somme, que tous les colonisés se ressemblaient ; je devais constater par la suite que tous les opprimés se ressemblaient en quelque mesure.»
Sartre préface : «Cet ouvrage sobre et clair se range parmi les « géométries passionnées » : son objectivité calme, c’est de la souffrance et de la colère dépassée.»
Camus préface : «Voici un écrivain français de Tunisie qui n’est ni français ni tunisien… Il est juif (de mère berbère, ce qui ne simplifie rien) et sujet tunisien… Cependant, il n’est pas réellement tunisien, le premier pogromme où les Arabes massacrent les juifs le lui démontre. Sa culture est française… Cependant, la France de Vichy le livre aux Allemands, et la France libre, le jour où il veut se battre pour elle, lui demande de changer la consonance judaïque de son nom. Il ne lui resterait plus que d’être vraiment juif si, pour l’être, il ne fallait partager une foi qu’il n’a pas et des traditions qui lui paraissent ridicules.
Que sera-t-il donc pour finir ? On serait tenté de dire un écrivain.» (In La statue de sel 1966)
Un essai devenu un classique, dès sa parution en 1957 : il soulignait combien les conduites du colonisateur et du colonisé créent une relation fondamentale qui les conditionne l’un et l’autre. Ce déchirement essentiel du colonisé se trouve particulièrement exprimé et symbolisé dans le bilinguisme colonial. Le colonisé n’est sauvé de l’analphabétisme que pour tomber dans le dualisme linguistique. S’il a cette chance. La majorité des colonisés n’auront jamais la bonne fortune de souffrir les tourments du bilingue colonial. Ils ne disposeront jamais que de leur langue maternelle ; c’est-à-dire une langue ni écrite ni lue qui ne permet que l’incertaine et pauvre culture orale. De petits groupes de lettrés s’obstinent, certes, à cultiver la langue de leur peuple, à la perpétuer dans ses splendeurs savantes et passées. Mais ces formes subtiles ont perdu, depuis longtemps, tout contact avec la vie quotidienne, sont devenues opaques pour l’homme de la rue. Le colonisé les considère comme des reliques. Et ces hommes vénérables comme des somnambules, qui vivent un vieux rêve. Encore si le parler maternel permettait au moins une emprise actuelle sur la vie sociale, traversait les guichets des administrations ou ordonnait le trafic postal. Même pas. Toute la bureaucratie, toute la magistrature, toute la technicité n’entend et n’utilise que la langue du colonisateur, comme les bornes kilométriques, les panneaux de gares, les plaques des rues et les quittances. Muni de sa seule langue, le colonisé est un étranger dans son propre pays. Dans le contexte colonial, le bilinguisme est nécessaire. Les conditions de toute communication, de toute culture et de tout progrès. Mais le bilingue colonial n’est sauvé de l’emmurement que pour subir une catastrophe culturelle, jamais complètement surmontée. La non-coïncidence entre la langue maternelle et la langue culturelle n’est pas propre au colonisé. Mais le bilinguisme colonial ne peut être assimilé à n’importe quel dualisme linguistique. La possession de deux langues n’est pas seulement celle de deux outils, c’est la participation à deux royaumes psychiques et culturels. Or ici les deux univers symbolisés, portés par les deux langues, sont en conflit : ce sont ceux du colonisateur et du colonisé. En outre, la langue maternelle du colonisé, celle qui est nourrie de ses sensations, ses passions et ses rêves, celle dans laquelle se libèrent sa tendresse et ses étonnements, celle enfin qui recèle la plus grande charge affective, celle-là précisément est la moins valorisée. Elle n’a aucune dignité dans le pays ou dans le concert des peuples. S’il veut obtenir un métier, construire sa place, exister dans la cité et dans le monde, il doit d’abord se plier à la langue des autres, celle des colonisateurs, ses maîtres. Dans le conflit linguistique qui habite le colonisé, sa langue maternelle est l’humiliée, l’écrasée. Et ce mépris, objectivement fondé, il finit par le faire le sien. De lui-même, il se met à écarter cette langue infirme, à la cacher aux yeux des étrangers, à ne paraître à l’aise que dans la langue du colonisateur. En bref, le bilinguisme colonial n’est ni une diglossie où coexistent un idiome populaire et une langue de puriste appartenant tous les deux au même univers affectif, ni une simple richesse polyglotte, qui bénéficie d’un clavier supplémentaire mais relativement neutre ; c’est un drame linguistique. (In Portrait du colonisé, Portrait du colonisateur)
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