L’ivrEscQ: Dans votre ouvrage Le grand malentendu, vous racontez une terre commune de l’Algérie colonisée sans animosité ni préjugés d’un passé de deux enfants : un Algérien de la casbah et un pied-noir complètement séparé par l’histoire. Comment se fait une telle écriture ? Mourad Preure : Le point de départ est fait de profondes affinités, d’un besoin aussi de confronter ses vérités avec celles de l’autre. On est dans la question essentielle de l’altérité, de la représentation de l’autre. Je crois qu’il est important de se dire : laissons l’autre parler, dire et argumenter ses vérités, écoutons-le, et, comme un funambule, rester toujours en équilibre, défier la pesanteur, avancer, toujours avancer, remporter challenge après challenge. Cet équilibre n’est-il pas au fond notre identité réelle, car ne sommes-nous pas nous-mêmes, dans un environnement ouvert où les frontières n’ont plus de sens. Nous ne sommes en soi ni bons, ni mauvais, ni forts, ni faibles, ni beaux ni laids, tout ce que nous sommes nous le devenons par ce que nous puisons dans les ressources de notre intelligence et de notre imagination. Nous sommes en tant que nation, mais aussi en tant qu’individus, un système complexe en interrelations multiples avec son environnement turbulent, en changement permanent, par nature entropique, porteur de désordre. L’identité provient à des siècles lointains, de valeurs et de représentations symboliques sédimentées. Cette conscience de soi, confrontée en permanence à un environnement par nature hostile est mis en demeure pour trouver des voies de survie. L’identité n’existe pas en soi, c’est cet équilibre sans cesse mis en jeu, sans cesse remis en cause, s’enrichissant en permanence de cette interrelation de cette lutte perpétuelle. L’algérianité, pétrie dans l’amazighité et la civilisation arabo-musulmane, chargée des embruns de cette Méditerranée impétueuse et si imprévisible, est la résultante de cet élan vital, de cette lutte sans fin que mène notre peuple depuis des millénaires, qu’il mène contre tous les conquérants que fascina un jour cette terre magique. Et de fait écouter l’autre, échanger avec lui sereinement, c’est trouver sa place dans la grande compétition darwinienne le maelstrom qu’est aujourd’hui la réalité internationale. Jean-Louis est mon ami, issu de ma terre, je l’ai vu pleurer dans sa maison natale retrouvée. Il aime l’Algérie, par conséquent, il ne peut être considéré comme un étranger ; et c’est ce que pensent les universitaires sétifiens de sa ville natale qui l’ont accueilli avec fierté en tant que conférencier. La divergence de nos destins mais aussi de nos origines profondes marque nos discours et nos attentes. L’écriture ici est un dialogue dans toute sa profondeur, dans toute sa vérité, fut-elle impitoyable parfois. Cela était difficile, mais je trouve que le résultat valait la peine, nous avons produit du sens, et c’est ce que nous voulions absolument. Jean – Louis Levet : C’est d’abord un long processus personnel : le retour quarante ans après le départ de ma famille, dans mon pays natal, sortir progressivement mon enfance d’un lointain exil, refaire le lien entre le passé et le présent, dépasser le choc des émotions complexes. Puis une relation d’une véritable amitié construite avec Mourad dans la durée, qui m’a, qui nous a permis de nouer un dialogue fondé sur la franchise, le respect de l’autre, un énorme travail d’analyse, de documentation, de mobilisation et de confrontation de nos propres savoirs et expériences; avec dès le départ le souci partagé de nous projeter dans le futur. Montrer qu’il est possible de sortir de cinquante ans de blessures, tant du côté des Français d’Algérie que de celui des Algériens, afin de penser un avenir commun. Concrètement, plusieurs années de dialogue entre nous, puis durant deux ans (2010/2011), des échanges tant oraux que par écrits. Des weekends entiers à la maison à travailler ensemble, à confronter nos analyses, 900 pages à l’arrivée, puis un travail à nouveau d’écriture durant plusieurs mois, pour arriver à un format plus «standard» de 300 pages. Sans oublier un éditeur– Jean-Daniel Belfond – qui nous a fait confiance, et l’amitié et le professionnalisme de Stéphane Bugat qui nous a accompagnés tout au long du chemin. Car dès le départ je pensais que c’était nécessaire. J’insiste ici sur la relation d’amitié que Mourad et moi avons construite. Elle est exceptionnelle, et, elle a pris une grande place dans ma vie.
L. : Néanmoins, vous racontez 130 ans de colonisation, ce que la France réserve aux Harkis, aux pieds-noirs, à l’intégration, à l’émigration, à l’Algérie après l’indépendance jusqu’à faire une prévision sur la relation dans l’avenir entre la France et l’Algérie… comment peut-on accomplir un tel labeur ? M. P. : Au départ c’est un élan du cœur qui a porté ce travail. Beaucoup de questions prégnantes envahissent en effet le discours, certaines sont particulièrement douloureuses pour le fils de pied-noir qu’est Jean-Louis. Nous avons fait le choix de ne pas rechercher le consensus, de ne pas être complaisants, d’accepter nos divergences, de seulement les argumenter et montrer que cela n’empêche pas d’imaginer un avenir commun. L’exercice est en effet difficile mais porteur. La réalité du fait colonial est appréciée à travers un prisme différent par chacun d’entre nous autant d’ailleurs que ce qui s’est passé après l’indépendance en Algérie et en France. Enfant, j’ai vécu la Guerre en tant que fils de moudjahid, en tant qu’Algérien surtout, vivant dans un système inégalitaire et injuste. Jean-Louis appartient à une famille de petits fonctionnaires qui entretenaient de bonnes relations avec les Algériens – Jean-Louis a gardé des amis d’enfance qu’il revoit aujourd’hui encore – et qui est partie bien après l’indépendance. Il n’a pas compris, enfant, son arrachement à la terre natale et y reste attaché. Mais l’actualité nous interpelle l’un comme l’autre et nous avons, sans pour autant nous faire violence, tenté de mettre en perspective cette réalité complexe. Car les liens sont forts, et la définition même de la société demande à être remise en cause. Aujourd’hui, la société française comporte une part de société algérienne et inversement. Zidane a été longtemps la personnalité préférée des Français, avant l’Abbé Pierre, l’équipe nationale algérienne de football comprend majoritairement des citoyens français. Nous sommes dans la complexité avec une accélération du changement et de l’interdépendance. Nous devons nous définir dans ce monde de plus en plus complexe où les frontières –voyez la télévision satellite, internet, les réseaux sociaux ! – n’ont plus vraiment de sens. Ainsi, paradoxalement la patrie ne trouve plus d’espace où nicher que les cœurs. On est l’enfant de la patrie que l’on aime. Les turbulences du présent accentuent cet effet tourbillon qui exige de nous sans cesse de produire du sens, de étalonner nos compteurs, car sans cela nous ne comprendrions pas le changement. JL. L. : Fondamentalement le désir profond d’une contribution à une réconciliation entre nos deux pays et la compréhension partagée que nos deux pays ont besoin l’un de l’autre pour maîtriser leur avenir, dans une mondialisation chaotique traversée par des mutations puissantes que nous analysons dans notre livre.
L. : Comment peut-on accorder deux voix dans un même récit quand on sait que la vision d’un Français de par son vécu colonial est immanquablement distincte de celle d’un Algérien colonisé ? M. P. : Nous avons dans la première partie du livre évoqué nos enfances, nos perceptions respectives de l’histoire qui se déroulait sous nos yeux d’enfants et dont nous étions parmi les acteurs essentiels sans même nous en rendre compte. Je me suis étonné dans le livre de ce que les pieds-noirs se soient situés dans l’étroite perspective d’un petit siècle au lieu de s’approprier l’histoire plusieurs fois millénaire de la nation algérienne, qu’ils se soient enfermés, enferrés dans l’étroit corset du fait colonial, dans la sublimation de la mère patrie française, s’aliénant toute possibilité de s’inscrire dans la puissante perspective historique du mouvement de libération nationale. Je me suis corrigé un peu, considérant le défaut de visibilité de l’individu par rapport à la collectivité, la force du groupe. Mais le juif lambda soutenant le décret Crémieux est-il vraiment faiseur d’histoire, ou n’est-ce qu’une dérisoire goutte d’eau portée par l’élan du groupe, composant malgré tout la force de la vague qui se fracasse sur le roc, finissant par le dissoudre ? Camus le rend bien. L’absurde caractérise la condition de cette communauté venue sur une terre qui n’est pas la sienne, une terre qu’elle a appris à aimer sans aimer pour autant ceux qui y vivent depuis des millénaires. Le péché originel des pieds-noirs est d’avoir aimé la terre mais pas les gens, c’est d’avoir refusé la perspective de vivre ensemble sur cette terre, c’est, pour reprendre un pied-noir cité par Vergès, refusé que les musulmans soient des égaux (…)
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