L’ivrEscQ : Vous avez rencontré à Tokyo le prix Nobel chinois Gao Xingjian, auteur de La montagne de l’âme où environnement et culture se fondent aux premières années de l’ouverture démocratique. Quelles appréciations faites-vous ?
Mohamed Magani : La compagnie d’un Nobel pendant une dizaine de jours a été plus qu’une rencontre entre écrivains. Naturellement la littérature a tenu une large place dans nos échanges, mais elle a été souvent débordée par les observations sur les villes visitées, Tokyo et Kyoto, les particularités culinaires du Japon et les bonnes blagues qui nous faisaient rire aux éclats. Il m’était arrivé une fois ou deux de servir d’interprète anglais-français. Gao Xingjian maîtrise la langue française, il vit à Paris depuis plus de vingt ans, mais il ne peut s’exprimer en anglais. Il était l’invité d’honneur du 76ème congrès du PEN International, dont je suis membre depuis 2005. Le congrès s’est tenu à Tokyo sur le thème «Littérature et Environnement».
L : Dans ce même roman, l’auteur réclame l’autonomie de la littérature et la liberté de l’écrivain. Les questions fondamentales comme la nature, l’environnement, le patrimoine oral requièrent-elles cette autonomie ?
MM : Les écrivains arrivés au sommet de leur art, de surcroît récompensés d’un Nobel, arrivent inéluctablement à cette attitude. Ils se libèrent, dans leurs pensées et leurs styles. Quand Gao Xingjian a parlé d’autonomie de la littérature et de liberté totale de l’écrivain face au politique et à l’idéologie, je me suis rappelé un autre écrivain, également nobélisé, qui affirmait la même position. Il s’agit de l’écrivain allemand Heinrich Bull, qui disait que l’écrivain occupe la dernière des positions de liberté. C’est tellement vrai dans le monde moderne où la littérature balance entre les lois du marché et les diktats des éditeurs. Prenez les questions de l’environnement et de l’écologie, telles que investies à l’heure actuelle, elles sont inexistantes dans la littérature algérienne, en ce sens qu’elles ne constituent guère une préoccupation pour un nombre important d’écrivains algériens.
L :Vous êtes fasciné par les politiques environnementales des pays asiatiques, ce qui vous a amené à développer, en Algérie, les notions liées à la relation entre l’homme et son écosystème. Quels sont leurs prolongements dans l’espace littéraire algérien?
MM : Je dois dire que l’Asie -et la Scandinavie- m’intéressent plus que l’Europe et l’Amérique actuellement. Il y a dans ces contrées une volonté réelle de préserver la nature émanant sans doute de leur culture et traditions. Des pays comme le Japon ou la Corée du Sud ont phagocyté le système de développement de l’Occident, ils l’ont digéré, assimilé et dépassé en faisant attention à ne pas répéter ses erreurs. La révolution industrielle en Europe a été une conquête militaire, et une destruction, de la nature. L’Asie nous apprend à ne pas gâcher le cadre de notre existence. Et cela se reflète dans sa littérature. De grandes rencontres internationales sur la littérature et l’environnement se tiennent à Séoul, Tokyo et ailleurs en Asie, avec un engagement réel des écrivains. La nature dans leurs écrits n’est pas un milieu décoratif, elle est véritablement un personnage. Elle est active et vivante. Ainsi, l’une des techniques particulière de la littérature japonaise est l’utilisation des saisons pour représenter les changements physiques, et émotionnels. Takashi Atoda, l’un des écrivains japonais les plus connus, en fait savamment usage dans son livre The Square Persimmon (La plaquemine carrée). Dans un autre registre «naturel», Matsuura Hisaki a écrit un livre, Light on a river (Lumière sur la rivière) qui commence avec une famille de souris vivant près d’une rivière, mais elle doit déménager parce que les humains arrivent et commencent à endiguer la rivière… Beaucoup de lecteurs se sont identifiés aux souris, aux dires des critiques japonais.
L : Scènes de pêche en Algérie se veut-il un manifeste de ces questions ?
MM : Scènes de pêche en Algérie, est d’abord un lointain écho de l’ouvrage de l’écrivain américain Richard Brautigan, en l’occurrence Trout fishing in America (Pêche de la truite en Amérique), écrit dans les années 60; c’est une référence de la contre-culture américaine, un livre phare dans la littérature américaine post-réaliste. Il se présente comme un ensemble de mini-nouvelles peu soucieuses de la vraisemblance, qui donnent la voix aux animaux, aux choses (des portes parlent! Des poissons se prennent une cuite). Sa force et sa cohérence viennent de sa forme libérée de tout. Ce livre m’a ébloui par son ton libertaire et ses défis aux codes littéraires. Comme Richard Brautigan a cessé d’écrire depuis bien longtemps, je ne sais pour quelle raison -c’est le deuxième dans les lettres américaines après Ken Kessey, auteur de Vol au-dessus d’un nid de coucou – je me suis dit qu’une suite à son livre serait un bon exercice dans, justement, l’autonomie de la littérature et la liberté totale de l’écrivain. Vous comprenez pourquoi le facteur tremblement de terre a été «providentiel» et inespéré pour moi, un tremblement de terre est naturellement subversif, il est destructeur, il est dans l’irrespect total, apportant le chaos. J’ai eu un énorme plaisir à l’écrire, car je venais « d’asseoir » ma vision de la littérature sur le concret, tiré du réel, un réel spécifique à l’Algérie. Cela dit, il est vrai que les questions environnementales y sont explorées à travers une déstructuration du texte qui rappelle les atteintes chaotiques à la nature. Mais avant tout, Scène de pêche en Algérie se voulait, en 2006, en décalage total avec ce que vous avez-vous-même appelé «la graphie de sang», autrement dit la littérature de l’urgence ou le très contemporain domine dans la littérature. Je réfléchissais alors au destin de la littérature algérienne, quelles directions allait-elle prendre après la décennie noire, dont elle constituait le fidèle reflet presque ?
Suite de l’entretien dans la version papier
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