L’ivrEscQ : Les trois récits réunis dans cette trilogie sont notamment marqués par l’exil. Pourquoi ?
Abdelkader Djemaï : En France, je vais beaucoup dans les villes et je vois de vieux immigrés, des chibanis, dans les squares, dans les cafés, aux marchés. Ce n’est pas parce qu’ils ne parlent pas, qu’ils n’ont rien à dire. J’ai voulu croiser les vies de trois d’entreeux : l’un a vécu dans le Nord-Pasde- Calais, le second au centre de la France, et le troisième à Marseille. J’ai tenté, dans Gare du Nord, de raconter leurs parcours en évitant de tomber dans l’exotisme et les pleurnicheries.
L : Dans le récit Gare du Nord, justement, Bonbon, Zalamite et Bartolo ne se plaignent pas de l’exil alors que leur âge peut les incliner à le faire. Pourquoi ?
A.D : C’est un refus personnel des jérémiades ! Ce sont des vies au sens plein du mot qui ont connu ou continuent de vivre des difficultés mais je ne voulais pas qu’ils aient l’air de sortir d’une vieille carte postale couleur sépia. Au contraire, ce sont trois personnages qui aiment la vie, qui marchent beaucoup. Ils sont dans le paysage parisien, dans ce Paris d’hier ou d’aujourd’hui où on les a toujours croisés. Il fallait que j’écrive sur eux à partir de la gare du Nord qui est un lieu vivant, dynamique et historique. Cette gare, qui accueille quotidiennement cinq mille trains, est aussi proche de la Goutte d’Or, un quartier lié à l’immigration algérienne. J’ai arpenté le quartier de long en large pour mieux saisir le quotidien de ces chibanis et le décor dans lequel ils vivent. Je crois que Gare du Nord est un livre sur la trace. Bonbon, Zalamite et Bartolo appartiennent à une catégorie de la population analphabète. Ils sont à la retraite, ont des désirs, des besoins et des envies comme tout le monde. Je ne voulais surtout pas faire un livre larmoyant ou d’un optimisme béat.
L : Un regard intimiste ?
A.D : Oui, il y a la réflexion, mais aussi le coeur, le quotidien, la réalité. J’ai voulu donner une épaisseur physique à ces personnages, sans oublier de rappeler qu’ils ont une mémoire, une sensibilité, une histoire personnelle comme tout un chacun.
L : Vous injectez dans la quotidienneté de ces vieux des instantanés d’Histoire, des flashs de la grande Histoire ? Pour quelles raisons.
A.D : Les lieux, les repères mémoriaux m’intéressent. Bonbon, Bartolo et Zalamite se souviennent des moments agréables, joyeux comme des moments tragiques tels ceux du 17 octobre 1961. Ils se souviennent aussi de l’Emir Abdelkader, ou des événements dans lesquels ils furent plus ou moins impliqués. Ils aiment aller au cinéma, bien manger ou prendre une chope de bière chez Zaza. Sans tomber dans le passéisme, il me fallait, en leur donnant une certaine légèreté, les faire vivre sans les rendre pesants.
L : Peut-on dire que Gare du Nord est une nouvelle perception littéraire de l’émigration?
A.D : Sans avoir la prétention de faire original, j’ai senti que c’était de cette façon là que je devais raconter l’histoire de ces vieux. C’est aussi une histoire personnelle : mon père est un chibani d’Oran et cela faisait longtemps que je ne l’avais pas revu ; moi-même, je deviens chibani. Pour élargir le propos, la littérature algérienne aujourd’hui ne peut plus aborder des sujets de la même manière qu’elle l’avait fait durant la colonisation et après les vingt premières années de l’indépendance. Son regard évolue.
L : Il y a également un soubassement musical au récit…
A.D : Il y a un rythme. Il faut écrire avec ses oreilles, comme disait Victor Hugo. Si je n’ai pas la voix des personnages dans l’oreille, je n’écris pas. Il me faut trouver la mesure, la cadence…
L : Le deuxième récit Camping met en scène un enfant de « presque onze ans » qui raconte ses vacances au bord d’une plage et son premier amour pour une fillette venue d’Aubervilliers. Pourquoi ce retour à l’enfance après l’univers des chibanis?
A.D : J’ai longtemps fait du camping à Bousseville, sur la corniche oranaise.
Je voyais, entre autres, une vieille dame qui écoutait souvent la radio et j’ai voulu en faire le personnage central. J’ai essayé mais je n’ai pas réussi à la faire exister. J’ai écrit aussi un recueil de nouvelles Dites-leur de me laisser passer ( Ed., Michalon, 2000 NDLR) dont «La fugue», une petite fille, qui venait de naître, est la narratrice. Du coup, je me suis dit que je pouvais écrire Camping à travers la voix d’un gamin de « presque onze ans ». Il me faut donc une ligne mélodique, un registre vocal. Un texte possède une teinte, une couleur, une sonorité.
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