Katia Sainson : Associate Professor au Département des langues étrangères de la Towson University) à la Bibliothèque nationale d’Alger pour des recherches sur le fonds littéraire Jean Sénac
L’ivrEscQ : Avant de venir à la traduction d’une partie de l’oeuvre poétique de Jean Sénac en anglais, que vous venez d’éditer aux Etats-Unis, vous vous intéressiez profondément aux grands écrivains naturalistes français du 19ème siècle, n’est-ce pas ?
Katia Sainson : Oui, en 2003, juste avant de rencontrer l’oeuvre de Jean Sénac, j’avais traduit en anglais l’un des quatre ouvrages de Michelet qui s’intitule La mer et dans lequel il dit que ce qui fonde l’immensité marine ce sont les petits organismes, quasi invisibles dont le nombre est infini. Il compare ces humbles organismes fondateurs de la vie marine au peuple qui fonde la vie réelle de la société humaine. La mer de Michelet est une critique des Européens qui à son époque faisaient la guerre à la nature exactement comme dans la colonisation lorsqu’ils détruisaient d’autres peuples. Il est peut-être l’un des premiers auteurs au 19ème siècle à poser la question de la survie des baleines. Pour lui, la baleine symbolise la famille, l’amour… d’où la nécessité d’arrêter leur massacre et d’en faire une trêve. Michelet avait été écarté de ses responsabilités des archives de Paris par Napoléon III. C’était lorsqu’il était marginalisé de façon injuste qu’il commençait à écrire la série de ses histoires naturelles. Pour lui, il fallait que le peuple retrouve en ce siècle du charbon, de «gueules noires», du machinisme, des guerres impériales et coloniales un vrai contact avec la nature. En fait, c’est à travers les leçons de la nature que le peuple peut réapprendre la démocratie et la révolution. Michelet voulait des livres accessibles au grand public et il en avait écrit quatre. J’en ai traduit un.
L. : Mais quel lien y a-t-il, pour vous, entre Michelet et Sénac, celui-ci est né quand même près d’un demi-siècle après La mer ?
K.S. : Michelet qui m’intéresse est, comme je vous le disais, celui qui, écarté par le pouvoir du Second Empire (entre 1850 et 1860), n’a plus que les mots pour se battre… Et Sénac reprend d’ailleurs quelque part dans son oeuvre un vers du poète espagnol Blas de Otero qui disait que contre Franco on n’avait plus que les mots… Aussi ce qui m’a intéressée dans Sénac, durant la période coloniale comme après l’indépendance, c’est sa situation en marge du pouvoir et qui n’avait que la poésie (les mots, l’oralité) pour s’exprimer en direction de son auditoire. Je crois que Michelet comme Sénac étaient tous deux de véritables rêveurs.
L. : Sénac est-il pour autant un poète au sens traditionnel du terme (quelqu’un qui se bat tout en écrivant des vers…) ou plutôt une sorte de lumière, une atmosphère vivante, changeante, presque miraculeuse ?
K.S. : Comment vous dire ! Vous savez que l’écrivain d’expression allemande Stefan Zweig, qui a très mal vécu la période du nazisme, adorait Montaigne, et aimait ses Essais… Il était émerveillé par le fait que cet écrivain du 16ème siècle puisse poursuivre si calmement la quête de son moi en un siècle aussi déchiré par les guerres, l’intolérance, la barbarie… Je trouve pour ma part que l’oeuvre de Sénac, c’est justement sa vie, sa manière de vivre, de s’affirmer, de se risquer, même si cette manière relève de l’utopie. Et Sénac n’a vécu que de poésie, d’art, de lumière, de soleil, de plages, d’amis en dépit de toutes les terribles contradictions qui l’entouraient de l’enfance jusqu’à sa mort, et cela faisait partie intégrante de sa manière de vivre. Sénac combattait parce qu’il se sentait concerné, et ne supportait pas l’injustice…
Par Abderrahmane Djelfaoui
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