L’ivrEscQ : Dans votre roman, vous projetez vos lecteurs dans un univers qui a sombré dans le totalitarisme religieux. Vous décrivez l’Abistan comme un empire absolument terrifiant. Qu’est-ce que l’Abistan ?
Boualem Sansal : J’ai imaginé l’Abistan comme un univers complexe, oppressant, oppressif, très présent et dramatique qui crée autour de lui une atmosphère pesante. C’est un empire qui prend l’allure d’une oligarchie religieuse. Pour le construire, je me suis inspiré de plusieurs systèmes religieux qui sont des formes d’organisations particulières et très hiérarchisées. J’ai effectué des recherches pour comprendre le modèle iranien, mais j’ai découvert qu’on disposait de très peu d’informations relatives au fonctionnement interne de l’organisation qui entoure Ali Khamenei. Je me suis documenté sur l’univers catholique car je voulais savoir comment le Vatican a gouverné le monde à travers son bras séculier, le gouvernement qui appliquait la loi religieuse. Le modèle que le Front Islamique du Salut (FIS) avait mis en place en Algérie a également participé à la construction de l’Abistan gouverné par le Dieu Yölah et son prophète, Abi, que j’ai imaginé vivant et éternel.
L.: Quelles sont les caractéristiques principales qui gouvernent cet empire ?
B.S. : Deux aspects caractérisent les organisations de nature totalitaire: l’invisibilité et l’ignorance institutionnalisée. Lorsque le pouvoir devient invisible, ceux qui gouvernent dans l’ombre font circuler l’idée qu’ils sont omnipotents, omniprésents et font croire par tous les moyens qu’ils détiennent le savoir. Mais en réalité, ils ne font que brasser du vent. Dans ce type de système tout est érigé en secret. La moindre petite information prend un caractère confidentiel. Les masses sont maintenues dans l’inculture et l’ignorance pour conquérir leurs esprits et les tenir en laisse. Tel n’est pas toujours le cas dans les systèmes démocratiques car la population a accès à l’information.
L.: Ati est un dissident. C’est un personnage qui doute et refuse ce monde caractérisé par la soumission àYölah et à Abi. Qui est ce protagoniste qui «avait un rêve de liberté dans son coeur» ?
B.S. : 2084 raconte l’histoire de Ati qui vit dans un environnement fermé et incompréhensible. Ati est le personnage et c’est lui qui introduit le roman. Au fil des pages, les lecteurs sont invités à le suivre tout au long de ses péripéties qui confèrent au récit une dimension romanesque et fictionnelle. Ati est né dans le système de l’Abistan. Il ne sait rien de la révolte et de la liberté. Il n’est jamais sorti de son quartier jusqu’au jour où à cause de sa maladie (tuberculose), il est envoyé dans un sanatorium. Dans ce lieu, il rencontre des populations dont il ne soupçonnait pas l’existence : des pèlerins qui racontent des histoires bien étranges ; il découvre l’existence de caravanes qui alimentent le sanatorium et disparaissent aussitôt. Tout ce qu’il entend et voit l’incite à la réflexion et au questionnement. Comme Eve, Ati est le candide qui trouve des voies. C’est lorsqu’il prend conscience qu’il découvre la peur, les interdits, les ghettos, les frontières et toute l’incohérence du système. Il n’a aucun élément pour répondre aux questions qu’il se pose dans le sanatorium. Lorsqu’à sa guérison il quitte le sanatorium il est très content de retourner chez lui. Mais sur le chemin du retour, il fait la connaissance de Koa, fils de dignitaires. Contrairement à Ati, Koa est lettré et connaît parfaitement les rouages du système. Il a fait l’expérience de la révolte et est allé vivre dans les banlieues misérables (les ghettos). Les deux personnages se complètent : Ati a l’expérience de l’Abistan alors que Koa a une expérience intellectuelle. C’est lorsqu’ils se rassemblent qu’ils commencent à construire un processus de transgressions comme par exemple, l’accès aux ghettos.
L: Le caractère quelque peu terrifiant de l’Abistan est cependant atténué par la présence de deux territoires que Ati découvre au gré de ses aventures : les ghettos et la frontière ! Quelle est la fonction de ces lieux interdits ?
B.S :Les ghettos sont des enclos dans lesquels sont parquées les personnes indésirables. Ces espaces situés en périphérie ont toujours existé à travers l’histoire de l’humanité. Dans l’Abistan, c’est dans les ghettos que sont enfermés les parias. On veut les tuer mais le système les maintient en vie. Le paria est nécessaire à l’ordre. Il sert à désigner le mal. Dans 2084 les frontières sont de plusieurs ordres. La première est physique. Elle renvoie à ce qui existe au-delà de l’Abistan. C’est lorsqu’il se trouve dans le sanatorium que Ati entend parler pour la première fois de la «frontière». Lorsqu’il rencontre Nas, l’archéologue, il découvre la frontière historique. Puis tout au long de son périple, il découvre d’autres frontières : celle qui sépare les hommes des femmes ; celle de la langue, des tabous, des interdits& Les ghettos et les frontières participent de la construction de la société humaine.
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