Si l’on parle de Camus, on évoque aussitôt l’Etranger, La peste et un recueil écrit plus tôt entre 1936 à 1938, (publié en mai 1939 chez Charlot) Noces dont le titre complet est Noces à Tipasa. Composé de quatre textes, Noces à Tipasa, Le vent à Djemila, L’été à Alger et Le désert, le livre est surtout connu pour le premier volet qui vante la beauté d’un des lieux les plus célèbres d’Algérie : Tipasa.
Le site est exceptionnel et respire la sérénité et le bon¬heur. Le car mène le promeneur près des ruines romaines qu’il va parcourir nonchalamment pour marcher à la rencontre de l’amour et du désir. Expérience sensuelle d’une union charnelle avec la nature que traduisent les images qui courent tout au long du texte, baisers, ma-riage, libertinage de la nature et de la mer… Les cou¬leurs peignent ce monde béni aux teintes les plus écla¬tantes et le lecteur est pris d’un sentiment de plénitude et d’euphorie. Mais le jour finissant apportera une lassitude heureuse celle d’un jour de noces avec le monde. Ce goût du bonheur, Camus l’expose dans beaucoup de ses textes, lui qui avouait dans une interview : Quand il m’arrive de chercher ce qu’il y a en moi de fondamental, c’est le goût du bonheur que j’y trouve (…) Au centre de mon oeuvre, il y a un soleil invincible. Le soleil et la mer, ce chant du monde suscite l’émoi du poète hanté aussi par l’idée de la mort qui se fait menaçante dans Vent à Djemila.
Lorsqu’il rédigeait son D.E.S (diplôme d’études supé¬rieures conservé encore dans les archives de l’université d’Alger) consacré à Plotin et à saint Augustin, Camus évoquant la jeunesse du vénérable évêque d’Hippone, le représentait comme un jeune homme qui courait sur la plage. Cet appétit de vivre qui fut le sien va se traduire à maintes reprises dans des formules célèbres qui semblent cristalliser son amour pour la terre d’Algérie. «J’ai gran¬di dans la mer et la pauvreté m’a été fastueuse. Et dans la présentation de la revue Rivages sous-titrée Revue de culture méditerranéenne, il évoquait le bonheur des soldats de Xénophon parvenus enfin sur le rivage (Tha¬lassa, Thalassa !) et qui se mirent à danser devant les vagues éclatantes où souriaient leurs dieux. Cette danse devant la mer consacre la beauté et la poésie vivante comme les seules vérités d’une vie d’homme.» La revue eut deux numéros (décembre 38 et février 39), le troi¬sième consacré à Garcia Lorca avec des textes d’Audisio fut détruit par les autorités de Vichy. La revue fut publiée par Charlot comme Noces en mai 1939. Noces dans sa poésie comblée semble irradier une jouissance profonde qualifiée souvent de méditerranéenne ou de grecque. Cet amour de la vie s’exprime dans d’autres textes et jusqu’au dernier paru à titre posthume, Le premier homme : La gloire de la lumière emplissait ces jeunes corps d’une joie qui les faisait crier sans arrêt, Il me faut être nu et plonger dans la mer (…) et nouer sur ma peau l’étreinte pour laquelle soupirent lèvres à lèvres depuis longtemps la mer et le ciel. Ce lyrisme sensuel qui par¬court toute l’oeuvre a eu un prédécesseur illustre : André Gide, prix Nobel en 1947, qui avait bouleversé toute une génération d’adolescents inhibés à la fin du XIXème siècle avec la parution des Nourritures terrestres (1897). Et pourtant, comme le raconte Camus lui-même dans ses Carnets lorsque ce livre lui fut remis, il n’en ressentit pas l’éblouissement attendu. L’émotion ne fut pas au rendez-vous dès la première fois.
Lorsque Camus naquit, en 1913, Gide (1869-1951) avait quarante-quatre ans. Il avait fait éclater le carcan d’une société bourgeoise protestante et rigoriste avec ce petit texte qui ressemblait à un manifeste pour la révolte et un plaidoyer pour une vie d’accomplissement de soi : Les nourritures terrestres (1897). Le livre fit scandale et son fameux Familles je vous hais, foyers clos ; portes refermées, possessions jalouses du bonheur fit l’effet d’une invite enflammée à une vie plus libre et détachée de toute contrainte morale ou religieuse. Et à un disciple qui portait le beau nom de Nathanaël, il énonçait : je t’enseignerai la ferveur ou encore La sagesse n’est pas dans la raison mais dans l’amour. Cette dernière phrase résonne, nous semble-t-il, dans l’inscription gravée par le peintre Louis Benisti sur la stèle érigée à Tipasa face à la mer et signée Albert Camus : Je comprends ici ce que l’on appelle gloire, le droit d’aimer sans mesure. Cette phrase est cependant directement inspirée de saint Augustin : La mesure de l’amour est d’aimer sans mesure.
En 1929, Camus lit Gide, il a 16 ans. Un oncle qui a pris en charge son éducation lui donne Les Nourritures. Les invocations lui parurent obscures, écrit-il. Je bronchai devant l’hymne aux biens naturels. À Alger j’étais saturé de ces richesses. Et il ajoute : Le rendez-vous était manqué. Ce n’est que plus tard qu’il ressentit le choc décrit par toute une génération. Immobilisé par la tuberculose, il s’adonne à la lecture et apprend par Les Nourritures «l’évangile de dénuement» dont il avait besoin. Il avait dû renoncer à ses courses sur les plages et dans la mer, renoncer aussi au football pour se reposer et guérir. Ces privations furent difficiles à supporter et c’est alors que la lecture de Gide lui apporta un modèle de vie à la mesure de ses possibilités de convalescent contraint à l’immobilité. En épicurien consommé, André Gide préconisait de vivre chaque instant intensément. Il venait lui-même de guérir et comme il l’écrit lui-même dans la préface à l’édition de 1927, son livre était celui d’un convalescent. Il l’avait écrit à un moment où la littérature sentait le factice et le renfermé. Et il voulait la faire toucher terre et poser simplement sur le sol un pied nu. Jouir de la vie retrouvée comme ce verre d’eau glacée, ce verre humide que tiennent les mains d’un fiévreux qui veut boire et qui boit tout d’un trait. André Gide retrouve le langage des stoïciens pour parler de Palingénésie c’est-à-dire de Renaissance. Tous ces appels à une vie faite de plaisirs simples et sensuels, la soif que l’on étanche, la sensation du sable sous les pieds nus, la beauté du soir qui tombe, les attentes… et la volupté de la faim toujours fidèle à tout ce qui toujours l’attendait, tout cela convenait parfaitement à Camus contraint par la maladie et il reçut alors le fameux choc attendu mais choc sur le plan esthétique et artistique. Gide lui apparut alors comme le modèle de l’ artiste, le gardien fils de roi qui veillait aux portes d’un jardin où il (je) voulais vivre.
La dernière rencontre entre les deux hommes est beaucoup moins importante pour les deux auteurs séparés par une génération. En 1943, Camus s’installa dans un appartement prêté par Gide à l’un de ses amis mais les contacts entre les deux écrivains furent rares même si leurs positions sur la Guerre qui déchirait alors le monde, les rapprochaient.
Sur le plan esthétique et moral, la filiation de l’auteur de Noces à Gide est directe. On a pu dire qu’il fit un usage tout à fait gidien de sa sensibilité et de sa réceptivité. Même si comme nous l’avons montré de Rivages aux derniers textes, ses écrits sont imprégnés de cette joie de vivre sensuelle qui le caractérise. Cet hédonisme lyrique le rapproche de Gide.(…)
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