L’ouvrage portraits « Ma piste aux étoiles » est le signe manifeste du souci qu’a Nadjib Stambouli de l’investissement des acteurs de la Culture dans l’horizon algérien entre hier et aujourd’hui. Passeur culturel-littéraire de par la profession de journaliste et écrivain, le commencement de son écrit s’ouvre par « Djaout, la poésie incarnée ». Il décrit l’ami, le collègue, le confrère, l’ambiance à la rédaction : «Sa vocation d’écrivain, il l’assumait chez lui à la maison, dans la solitude du créateur, consacrant à cet incessant retour sur l’ouvrage, les week-ends, les soirées, les congés et… les lundis, absence hebdomadaire fertile que je crois avoir été le seul à remarquer.»
Je ne peux me fixer à ces phrases du portrait de Djaout sans penser à l’acte odieux, à l’horreur de sa mort, un 26 mai 1993.
La horde assassine a ôté la vie à un immense talent âgé d’à peine 39 ans, dont son œuvre et ses engagements sont ineffaçables et d’actualité. La famille de la presse reste frappée par cet assassinat. Mais qu’en est- il de sa famille de sang ?!
Je me souviens par un 27 août 2016, à l’enterrement de ma mère, une femme chaleureuse et affable se présente à moi et m’exprime ses vives condoléances, c’est la première fois que je croise la voisine de mes parents, la veuve de Tahar Djaout. En quelques minutes, j’oublie mon malheur et je revois l’écrivain laissant derrière lui trois petites gamines orphelines et une douce épouse toute jeune.
Mon père peut narrer en voisin mieux que moi ; toutefois, je peux juste témoigner que lorsque je me rends à la maison familiale, Baïnem, à ce jour, je vois l’âme de Tahar Djaout gisant par terre. Le ciel n’avait pas décidé de cet ultime voyage, mais ces étranges étrangers patibulaires et cyniques si.
Ce sol à jamais endeuillé a inscrit l’empreinte de l’immortel.
Le sceau d’un immortel.
«Ces chers disparus ; ils me parlent maintenant ; ils me parlent. Tous les trois ; chacun des trois -Kader, M’hamed, Mahfoud- ! Les morts nous parlent…» Ecrivait Assia Djebar in » Le blanc de l’Algérie » en évoquant M’hamed, Mahfoud et évidemment Kader Alloula tous assassinés.
Le point commun de ces deux ouvrages, « Le blanc de l’Algérie » et « Ma piste aux étoiles », est cette approche commune de deux auteurs racontant l’humain, cet autre, l’ayant approché de très près ou de loin. En revanche, peut-on s’affranchir de ses images de l’horreur par l’acte d’écriture ? Sûrement pas pour le lecteur qui encaisse de plein fouet des récits bouleversants et attendrissants à la fois par tant de souvenirs parfois anecdotiques ; en parler demeure un devoir de mémoire.
Ainsi l’histoire en marche de l’Algérie se construit par ses rêves et ses cauchemars. Le crime crapuleux envers des innocents coupables juste par l’acte d’écrire ou de penser restera suspendu à travers les âges.
Assia Djebar entame sa douleur de témoigner par la citation de Kateb Yacine «Hâtez-vous d’écrire, après vous parlerez en ancêtres», parenthèse katébienne à laquelle je souscris en cette période incertaine et étrange.
Ainsi, nos deux écrivains exigeants par la beauté du style, chacun à sa façon, ont sculpté le temps pour notre mémoire algérienne souvent maculée de sang, de larmes et de souvenirs douloureux afin de lire autrement notre histoire : Tahar Djaout, Abdelkader Alloula, Saïd Mekbel et autres portraits de grands noms morts ou vivants.
J’espère de tout cœur que ces deux ouvrages seront des sujets de thèse pour perpétuer un travail déjà entamé.
En conclusion, j’aurais aimé évoquer le dernier ouvrage de Nadjib Stambouli » La rancune », roman généreux et très ensoleillé malgré son titre -paru en 2019 aux éditions Casbah- que je viens de terminer, mais j’y reviendrai probablement avec l’auteur.
Nadia Sebkhi
Extrait du livre portraits « Ma piste aux étoiles » aux éditions Casbah. A l’occasion de l’anniversaire de la mort de Tahar Djaout.
Djaout, talent dans la plume et dans le regard
Un mercredi matin, jour de bouclage de Ruptures. Arezki Metref a un regard que je ne lui ai jamais vu et que, Dieu merci, je ne lui reverrai plus jamais. Poignée de main très chaleureuse, et puis la nouvelle tombe, donnant encore plus de vérité à la formule consacrée, « telle un couperet » : « Ils ont tiré sur Tahar… ». Dix jours d’agonie, de « coma dépassé», formule qu’on a apprise en cette triste occasion, à l’hôpital de Bainem, puis la fin. Depuis des années, Tahar Djaout m’invitait à un week-end, chez lui à Oulkhou, à quelques encablures d’Azzefoun, mais la première fois que je m’y suis rendu, servitude du destin, c’était ce jour-là, les larmes aux yeux, derrière son cercueil. A l’enterrement, à la fois vaine mais forte consolation, une foule immense, est venue entourer de son soutien moral la famille et ses compagnons de son dernier journal, Djaad, Metref, Blidi, Ait Larbi, Bellil, Zeghloul… La veille de l’attentat à Bainem, avec Malek Bellil, paix à son âme, en plaisantant, je lui disais que «je commence à détester Tahar ». A l’ami intrigué et interloqué, j’ai précisé « parce que j’ai beau chercher depuis des années, il n’y a rien, absolument rien à critiquer en lui, et il me prive donc du plaisir de tronçonner ». En effet, aucun versant de la personnalité de Tahar Djaout n’était éligible au moindre reproche, encore moins à la critique ou la médisance, tant il personnifiait non seulement la bonté et la gentillesse, mais également la sérénité qui émanait de son visage, portée par le guidon de ses célèbres moustaches. Doux et affable, un peu distrait, n’ayant aucun sens du repérage, sur route par exemple, il avait cette faculté, don des seuls poètes, à transcender le moment présent, y compris les haltes houleuses, à telle enseigne qu’on a beau traquer dans le souvenir la trace de la plus petite colère chez Djaout, la recherche s’avèrera vaine. Si, une fois… Objet d’une violente agression verbale, en public, dans un centre culturel étranger, de la part d’un collègue, geste demeuré inexpliqué à ce jour, il me dira le lendemain, encore sous le choc : « ça m’a scié… Pour la première fois de ma vie, j’ai eu envie de lever le poing sur quelqu’un ». Bien sûr, le pardon, qui était aussi la marque de fabrique de Tahar, a vite fait d’amadouer cette douce colère… Enfant de la Casbah, élève du collège de Bab Ejdid, c’est l’un des rares casbadji à ne pas la jouer « oulid elblad », et quand il consentait à camper ce rôle, c’était, à force de formules truculentes, toujours sous le sceau de l’autodérision. Son cursus universitaire, il le suivra en sciences exactes, mais ce matheux s’est révélé plus prompt à manier les métaphores qu’à jongler avec les intégrales et les algorithmes. S’il est permis de douter que la science mathématique ait perdu en Djaout un grand découvreur de formules, il est certain par contre que la littérature algérienne de langue française, « de graphie… » aurait précisé Jean Sénac, a gagné en lui un poète et romancier de grand talent. Journaliste, d’abord à El Moudjahid culturel puis, longtemps, dans la culturelle d’Algérie Actualité, pour finir, malheureusement pas seulement au seul sens figuré, à l’hebdo « Ruptures », il injectait dans ses articles, critiques, analyses d’art ou reportages, la même ardeur à dénicher le mot idoine, que celle qu’il mettait un rigoureux plaisir à placer dans ses poèmes, nouvelles ou romans. On le voit encore, de sa belle écriture d’écolier, noircissant les pages de l’agenda qui faisait office de cahier de brouillon, puis revenir sur l’ouvrage et ne donner que la troisième copie, elle-même, comme de tradition dans la culturelle d’A.Actualité, passant d’abord sous le regard des collègues. Toujours disponible pour un conseil, un partage d’information, Djaout ne devient grand écrivain et journaliste que pour avoir été, avant de glaner les galons de la notoriété unanime, grand homme. Sa vocation d’écrivain, il l’assumait chez lui à la maison, dans la solitude du créateur, consacrant à cet incessant retour sur l’ouvrage, les week-ends, les soirées, les congés et… les lundis, absence hebdomadaire fertile que je crois avoir été le seul à remarquer. Une fois terminé le roman ou le recueil de nouvelles, il le donnait aux amis proches aussi bien pour remettre un « s » oublié, et en trouver était en soi une prouesse, que pour donner un avis, avant de l’envoyer à l’éditeur, d’abord la Sned, puis Le seuil. C’est d’ailleurs ainsi, lors d’un échange pour un ultime regard, que j’ai failli égarer le manuscrit unique de « Les chercheurs d’os », caché en fait sous mon matelas. Humble, la prétention ou l’arrogance que l’on perçoit chez nombre de ses pairs étant inaptes à l’ancrage dans l’esprit de Djaout, il avait trouvé « indécent », c’est son mot, qu’on consacre dans son propre journal, Algérie Actualité, deux pages à la sortie d’une de ses œuvres. Journaliste critique, vocation qu’il avait confortée à l’occasion d’études en France au milieu des années 80, de deux années sur l’histoire de l’art, il était rompu à toutes les arcanes des arts et du patrimoine, savoir qu’il réinjectait avec le talent qu’on lui connaît dans des articles, reportages et autres entretiens. Être versé cœur et âme dans la chose culturelle ne l’exonérait cependant pas d’un engagement aussi profond que discret dans la défense de la culture amazighe, sa participation au congrès dit « berbériste » de Yakouren lui ayant d’ailleurs valu, à sa grande stupeur, l’ayant appris en retard, une interdiction de délivrance de passeport. D’un humour fin et distillé au compte-goutte, comme tout humour qui se respecte, il utilisait ce talent pour dire sa pensée en trois mots, comme le jour où, sur un confrère d’un autre journal dont je louais les qualités humaines, il me répondait par un doux et cinglant « Le danger de ces gens, c’est qu’ils humanisent la médiocrité »… Ou encore, lorsqu’à l’appel de l’urgence, il s’était mis à écrire en politique, il notait sur Louisa Hanoune, pour laquelle il avait beaucoup d’affection, qui s’était alliée au Fis et au FFS dans le « contrat de San-Egidio », « Elle fait penser à ces petits poissons qui s’agrippent au dos des gros poissons pour voyager loin », ou enfin, pour le système éducatif, cette formule au vitriol « On ne remplace pas impunément un Lacheraf par un Kharroubi… ». On ne saurait bien sûr clore ces citations, sans référer à celle qui, à titre posthume et à son cœur défendant, lui est attribuée par une malencontreuse erreur qui a mis moins de temps à s’ancrer dans les esprits qu’à en être délogée. Tahar aurait été le premier, lui le rigoureux, l’intransigeant quant à la propriété intellectuelle et le respect des droits d’auteur, à s’insurger contre cette indue-attribution, celle de la célèbre formule « Si tu parles tu meurs, si tu ne parles pas, tu meurs, alors parle et meurs », appartenant en fait au poète palestinien Mou’ine Bessissou. Dans les écrits de Djaout, dans ses paroles, dans son regard toujours tendre et affectueux, se lovent des milliers de formules similaires, et c’était d’autant plus méritoire qu’elles émergeaient au milieu d’un environnement pour le moins hostile. Cette transcendance naturelle qui élève l’inspiration alors que tout alentour tente de la tirer vers le bas, justifie ce verdict magistral de Arezki Metref « il faut un siècle à l’Algérie pour produire un Djaout, mais il a suffi de dix ans d’école algérienne pour produire son assassin »… Oui, Tahar, vivant on t’a aimé, mort, on admire encore plus ton plus beau chef-d’œuvre, ta propre vie…
Nadjib Stambouli
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