Aujourd’hui, il me faut refaire l’inventaire de mes frayeurs sur deux cases ; l’une dans laquelle je mettrai la dictature de ma mémoire, une mémoire obèse et l’autre, la plus précieuse, celle où je placerai les dictames nécessaires. Ce n’est pas simple, je l’avoue. Mais sollicité par mes souvenirs, je voudrais en finir, même si la mémoire–la mienne, du moins–est hermaphrodite.
Puis au moment où j’allais actionner le processus mémoriel, j’ai été attiré par une grille de mots croisés à moitié renseignée. Je suis attablé dans un café maure, à tenter de siroter un thé maison sous une chaleur accablante qu’un ventilateur, du siècle dernier, n’arrive pas à combattre. Mais le ronronnement de ses pales me plait bien. Je prends le journal, sors un stylo de ma poche, place mon binocle et fais face aux définitions.
Démence est un mot très peu usité dans les mots croisés. Je ne le rencontre pas souvent. Comme si la démence devait se cacher pour mieux souffrir. Mots croisés. Là, il s’agit plus de maux croisés. Tiens, tiens… Le 1 horizontal n’est pas trouvé par l’inconnu qui m’a précédé à cette table. 15 dinars le journal désormais. Chers les mots croisés ! Ou sont-ce les nouvelles, ne présageant rien de bon, qui méritent ce prix ? J’en doute. Ici, la Syrie massacre la Syrie. Le Mali est coupé en deux. Les gardes communaux algériens occupent la voie publique. Noyades un peu partout, mer qui mange ses enfants comme une chatte. Envenimation « scorpionnique » à Ouargla.
Revenons à nos mots croisés. 1 horizontal : singe laineux d’Amazonie. Qu’a-t-il à nous emmener aussi loin ce «motcroisiste » ? L’inconnu du café, cruciverbiste blasé, ne s’est pas creusé les méninges. J’admets que là, il faut un dictionnaire. Je laisse tomber la recherche et m’obstine à décoder « amour passion » en 3 vertical. Combien ? Cinq cases ? Je me lance : « haine ». Au fond de moi, je ricane. Comme avoue le poète : « Il n’y a pas d’amour heureux », même s’il a « tout appris (d’elle) jusqu’au sens du frisson ». Ferrat chante l’amour absolu. Je ne le vois pas, ici, dans ce troquet au masculin pluriel où le brouhaha des voix tonitruantes dispute à la fumée de cigarette et à l’odeur fétide de la sueur son diktat sur ma peau moite et collante. Là, je trouve facilement. Devant « grande école », je ne réfléchis pas, je mets « ENA ». Au fait que devient-elle ? Et que sont les énarques devenus ? Promus à une grande carrière, ont-ils réalisé leurs illusions tissées durant quatre années de dur labeur ? Belkacem est diplomate. Nouria est wali. Mohand est magistrat qui a dû voir la fange de notre société. Amar, lui, le facétieux, compte les cours. Houria peint les pierres du Petit Poucet. Quant à moi, je croise les mots et dévide l’écheveau de ma mémoire. Pour oublier. Moins souffrir. Et éviter le suicide. La voix du kahouadji résonne dans ma tête comme un tocsin. « Dou ti, un cafi, dou vir dou, s’il vous pli, chef ! » Il me déconcentre. Rapidement, je reprends le fil de mes mots croisés. Au 2 horizontal, il m’est demandé de trouver le nom d’une ville allemande, comme si chez nous, il n’y a point de ville. J’ai été tenté de mettre Oran, tellement cette ville habite mon être. Je l’ai dans la peau. Je place « Iéna » qui trouve sa place dans les cases. J’aurais aimé trouver un lieu de vie bien de chez nous. Soûr- El-Ghozlâne, par exemple. Rempart des gazelles. Paix à ton âme Djamel. Et salutations poétiques à Messaour Boulenouar et Kaddour M’hamsadji. À côté, à une coudée de mon tourment de l’heure, deux jeunes bavardent, tout en se fendant la rate. Le rire est le propre de l’homme, dit-on ! Je remets en cause, du moins pour le moment, cette sentence philosophique. Il ne s’agit pas de rire, ici. Il s’agit de rochers qui dégringoleraient du somment de la montagne. Une avalanche ! Singe d’Amazonie ? J’ai plus ou moins quelques lettres. Il faut juste en trouver d’autres. Mais lesquelles ? Toute la question est là. Les singes sont en voie de disparition, dit-on dans les documentaires animaliers. Oui, c’est possible ! Et les êtres humains, ne le sont-ils pas ? Il y a sur nos têtes assez de bombes capables de fracasser la planète. Puis, on prédit la fin du monde pour le 22 décembre de cette année. Prédictions Maya ! Off, il suffit à tel ou tel Président, parmi les puissants, d’appuyer sur le bouton fatidique. Le « big bang » se fera à rebours : il n’y a aura ni singes, ni mots croisés, ni êtres humains, ni tourments, ni poésie, ni… ni. Néant.
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