L’argumentaire du colloque semble indiquer, dans le parcours des critiques, une évolution fréquente sinon constante qui amènerait la plupart d’entre eux à passer d’une forme de critique à une autre—ce qui évidemment n’exclut pas la possibilité de pratiquer deux sortes de critique à la fois, la journalistique et l’universitaire. Dans mon cas, ce changement interne s’est fait dans un sens assez clair. Comme pour beaucoup d’universitaires, la critique a été d’abord une pratique professionnelle, consistant en l’écriture d’articles pour des revues ou des colloques, dans le prolongement de recherches souvent liées à l’écriture d’une thèse. Ce dernier mot suffit à indiquer les limites quantitatives du lectorat auquel cette sorte de critique est destinée. C’est un lectorat qui lui-même est composé d’universitaires et même de spécialistes de telle ou telle question, au sens le plus pointu du mot. Il est donc normal que se fasse sentir le besoin d’un lectorat plus vaste, moins spécialisé, celui qu’on peut espérer en passant à la critique journalistique, même si cette dernière est elle aussi localisée et circonscrite, par exemple dans les “suppléments littéraire” de tel ou tel journal, ou dans de trop rares magazines qui se consacrent à la littérature. On ne peut qu’être reconnaissant aux uns et aux autres d’exister, d’autant que comme on sait bien, cette existence même n’est pas facile à assurer, pour des raisons matérielles et financières. Que soient donc remerciés ceux et celles qui assument cette tâche incertaine et toujours menacée. Pour en revenir à l’évolution personnelle entre deux ou même plusieurs sortes de critique, la réflexion à cet égard amène à faire quelques distinctions, étant entendu encore une fois que ces différentes formes ne s’excluent pas (ou pas forcément). Partant de la forme la plus universitaire pour aller vers celle qui l’est moins, on peut en effet distinguer, en s’en tenant d’abord sommairement à deux catégories, —d’une part une critique érudite, fondée sur la recherche et qui en utilise les éléments pour apporter toute précision sur la vie et l’œuvre d’un écrivain ; travail considérable, qui est le propre de l’université, de sa spécificité et l’évidence de son apport. —d’autre part une critique d’amateur au sens étymologique du mot, amateur étant de la même famille qu’aimer. C’est donc une critique fondée sur l’amour des textes mais surtout sur le désir et l’intention de faire aimer ces mêmes textes par les autres. Cependant peut-on assimiler ces deux catégories à celles dont il a été question dans l’argumentaire du colloque, critique universitaire et critique journalistique ? Il me semble que la réponse est non, du fait que toute critique quel que soit son lieu me paraît fondée sur le désir de faire aimer le texte et pour cela de le faire mieux comprendre, désir d’entretenir l’amour des textes chez les étudiants si ce lieu est l’université, désir de susciter des lecteurs chez la critique dite journalistique si elle est digne de s’appeler critique et ne se contente pas de simples recensions, résumés ou paraphrases, si ce n’est de phrases convenues et vaguement publicitaires empruntées à la quatrième de couverture. Prenant donc un parti légèrement provocateur je prônerai une vraie critique d’amateur (mot auquel on peut aisément ajouter un e pour le féminiser), unissant toutes les formes de critique, universitaire et journalistique, qu’elle soit le fait d’un essayiste ou d’un magazine littéraire spécialisé. L’amour des textes existe plus qu’on ne croit, chez des gens où on ne pensait pas le trouver et qui ne sont pas nécessairement des professeurs de littérature, même si mon intention n’est évidemment pas de dire du mal de mes chers collègues ! Il peut arriver que chez les professionnels de la littérature, la notion de plaisir et d’amour soit apparemment estompée—pas forcément d’ailleurs, si l’on en croit un film de 1989 qui a eu beaucoup de succès, Le cercle des poètes disparus, peut-être un peu racoleur et sentimental mais le réalisateur Peter Weir y met l’accent sur l’amour des textes partagé entre un enseignant atypique et ses élèves, dans un prestigieux collège américain du Vermont.Après le parti pris de confondre toutes les critiques dans une même exigence d’amour partagé pour la littérature, je vais m’employer dans un deuxième temps à nuancer ce propos, car il faut bien admettre que la critique ne peut pas faire abstraction du public auquel elle est destinée, c’est d’ailleurs une différence importante avec la création littéraire des écrivains qui a priori ne se posent pas la question du public auquel ils s’adressent (d’où leur rejet des questions du genre : pour qui écrivez-vous ?). Il est évident que si on s’adresse à des étudiants, on veut leur ouvrir des pistes de recherche, alors que pour atteindre un public plus vaste, il s’agit surtout d’attirer l’attention sur une œuvre et d’en montrer l’intérêt. Pour expliciter cette différence, je prendrai un exemple personnel, celui des deux essais que j’ai consacrés à Taos Amrouche. Le premier, Taos Amrouche romancière, paru aux éditions Joëlle Losfeld en 1995, voulait interpeller des lecteurs potentiels de ses romans, alors qu’ils connaissaient Taos Amrouche par son interprétation spectaculaire des Chants berbères de Kabylie, dans les nombreux concerts qu’elle eut l’occasion de donner pendant une vingtaine d’années. Il fallait donc leur expliquer que cette femme était aussi très intéressante par ses romans plus ou moins autobiographiques, centrés à la fois sur l’apprentissage sentimental d’une femme et sur les effets de sa double culture. Le livre s’adressait à tout lecteur susceptible d’être touché par ces vastes problématiques. Le second essai, Grandeur de Taos Amrouche, paru aux éditions Chihab d’Alger en 2012, était destiné, dans mon esprit et dans mon intention, à des étudiants et à des étudiantes d’Alger, principalement pour leur montrer toutes les pistes de recherche, dans des domaines très différents, qu’ils pouvaient tenter de suivre pour consacrer un travail de recherche universitaire (pourquoi pas une thèse ?) à cette œuvre qui le mérite bien. D’où l’abondance de notes attachant des noms et des titres au point de départ de ces pistes. Cependant, on ne s’étonnera pas de trouver chez une universitaire de ma génération un troisième temps qui montre le caractère un peu factice, en tout cas pas vraiment tenable ni tenu, de la distinction posée dans le deuxième temps. Des deux essais que je viens d’évoquer, le premier, Taos Amrouche romancière, relèverait d’une critique journalistique, tandis que le second, Grandeur de Taos Amrouche, appartiendrait au genre de la critique universitaire.
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