Guerre d’Algérie : plaies et silences…
La guerre d’Algérie est le passé commun des personnages de ce roman. Des années après les faits, ils replongent dans l’horreur et le passé sanguinaire ressurgit en eux. Des hommes est une plongée dans une tragédie et les non-dits d’une guerre qui continue de miner les consciences.
«Et la blessure, où est-elle ? Je me demande où réside, où se cache la blessure secrète où tout homme court se réfugier si l’on attente à son orgueil, quand on le blesse ? Cette blessure – qui devient ainsi un le for intérieur -, c’est elle qu’il va gonfler, emplir. Tout homme sait la rejoindre, au point de devenir cette blessure elle-même, une sorte de coeur secret et douloureux.»
Cette citation de Jean Genet extraite de Funambule ouvre le magnifique roman de Laurent Mauvignier intitulé Des Hommes. Une phrase lourde de sens, qui résume un livre et dit tous les silences. Un ouvrage fort, poignant et bouleversant. C’est l’histoire des paysans français qui ont été appelés en Algérie en 1960. Ce sont Bernard (Feu de bois), Rabut, Fevrier et bien d’autres encore qui ont fait la guerre d’Algérie et qui reviennent chez eux après deux ans passés là-bas, pour reprendre le cours d’une vie normale. Mais la vie peut-elle redevenir normale après ce qu’ils ont vécu ? …
Un jeune auteur de 42 ans signe d’une main de maître ce roman qui commence par une réunion de famille et entre amis. Une réunion qui semble au départ heureuse et anodine, mais qui sera un peu plus tard, le déclic d’un rappel de l’Histoire par l’histoire. Une fête d’anniversaire, un bijou offert à une soeur, des invités qui s’étonnent du geste et se posent des questions quant à sa provenance, un frère qui s’emporte, s’énerve et commet des violences, autant de passages d’un roman époustouflant. Au début de la lecture de ce récit poignant, le lecteur se sent quelque peu irrité. Des phrases hachées, des mots entrecoupés, des passages interrompus, comme un film qui défile devant ses yeux, mais dont la bande est en mauvais état et donc engendre des coupures. Puis, au fur et à mesure qu’il avance dans le récit, le flou se dissipe, l’irritation s’atténue et quelque chose de fort le frappe. L’histoire l’accroche de plus en plus.
Tout tourne autour d’un personnage sombre et étrange nommé Bernard, surnommé Feu de bois. « Il est brûlé de l’intérieur, noir de crasse et d’alcool, inflammable. Il se consume lentement, dans un mutisme et une misère à faire peur. Il a 63 ans, le visage bouffi, les cheveux jaunes, de grosses moustaches et un nez grêlé. Il vit seul, dans un gourbi. La nuit, il arpente la forêt, un fusil sous le bras ; le jour, il traverse la campagne sur sa vieille Mobylette pour aller s’échouer sur le zinc des bars ». C’est donc un personnage sale et repoussant, à donner la nausée, mais envers lequel on éprouve plus tard peine et compassion, même quand on saura qu’il a agressé un « bougnoule » de voisin, un « arabe » appelé Cherfaoui. Autour de ce personnage pitoyable, gravitent donc une histoire tragique et des personnages victimes d’un passé commun et souffrant d’une amnésie collective. Leur passé commun, c’est la Guerre d’Algérie ; leur amnésie collective c’est le silence. C’est donc l’histoire de la guerre d’Algérie dans toute son son horreur. Au milieu du roman qui semblait paisible, un passé sanguinaire et explosif surgit de nulle part… plutôt d’une mémoire qu’on voulait faire taire. Vingt ans après, des photos se mettent à parler et des souvenirs surgissent de l’oubli. Est-ce la conscience qui torture? Est-ce les regrets d’un passé honteux ? La culpabilité ? La justification ? Le pardon… ? C’est l’Histoire d’un passé avec tout ce qu’il a de refoulé. Ce sont les silences et les non-dits d’une guerre qui n’a pas dévoilé tous ses secrets, le rappel d’une horreur qui n’a pas été reconnue et d’une « inhumanité » qui ne veut pas dire son nom. C’est une tragédie humaine vécue de part et d’autre, mais dont on veut refouler les souvenirs et détruire les images. C’est une plaie qui s’ouvre de l’intérieur. Une blessure qu’on cherche à panser.
Laurent Mauvignier, fidèle à ses écrits qui dénoncent toujours les non-dits à travers des anonymes qui brisent le silence, ou des scènes qui décrivent des horreurs jusque-là tues, dénonce dans cette tragédie en quatre actes (après-midi, soir, nuit et matin), des faits et des réalités, non pas pour les « réparer », mais juste pour les « dire ». Comme le dit si bien l’auteur de Loin d’eux, Apprendre à finir, Ceux d’à côté, Seuls, Le Lien, Dans la foule et aujourd’hui, Des Hommes : Le roman peut montrer les manques mais il ne s’agit jamais pour lui de donner des réponses. Le roman, c’est l’art de reformuler les questions. Et ces questions, Mauvignier les pose et les reformule tout le long de ce livre torrentiel qui remue un passé chargé de haine et de souffrances, non pas pour condamner les uns ou les autres, ou montrer les bons et les méchants hommes, mais plutôt pour mettre en situation « ces hommes qui ont tué, violé, torturé en Algérie, ou au contraire ont refusé de le faire et ont assisté de force à l’horreur, et qui restent, pourtant, « des hommes ». Et ces situations, ce roman en regorge. Des situations d’amour : « c’est que la voix de Mireille résonne dans sa tête, comme toutes les promesses qu’on se fait à voix douce, tranquillement, comme si l’on ne parlait que du beau temps et des roucoulades pour se plaire, se séduire » ; des situations d’horreur : « Et le lieutenant reste le bras en l’air et l’enfant crie et se débat, on dirait qu’il nage, sa mère crie, elle supplie, elle a rampé jusqu’aux pieds du lieutenant et elle veut s’accrocher à lui mais le soldat frappe encore, à coups de crosse, la repousse (…) jette le bébé à quelques mètres de lui. » ; de peur : « il faut penser à Mireille, c’est ça qu’il faut, pour tenir, ne pas succomber à la peur et l’envie de pisser à laquelle il va devoir céder bientôt, mais pas encore ».
Ce livre qui réveille des mémoires, ravive des souvenirs et dévoile des vérités est là pour prouver encore une fois que la littérature a beaucoup de choses à dire…
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