« Le pick-up annonce Amar, «le coriace oranais qui n’a pas désarmé », contre Pérez,
«Le puncheur algérois».»1
Abdelkader Djemaï, comme ces boxeurs évoqués dans Le Minotaure, n’en finit pas de régler ses comptes avec Albert Camus. Depuis Camus à Oran2 (1995) jusqu’à Impressions d’Algérie3 (2012), Djemaï l’Oranais critique la représentation que «l’Algérois Albert Camus» (CO9) fait de sa ville natale. Albert vécut brièvement à Oran ; il lui consacra plusieurs textes, Le Minotaure ou la halte d’Oran (1939), «Petit guide pour des villes sans passé»4 (1947) et en fit surtout le cadre de La Peste5 (1947) . En fait, Djemaï n’est pas le seul Oranais qui s’est senti froissé par la représentation que Ca¬mus a donné de cette ville, comme le souligne Emmanuel Roblès dans son introduction à Camus à Oran : «ce Minotaure dont l’ironie a fâché beaucoup de nos concitoyens.» (CO9) Camus se crut d’ailleurs obligé de faire une mise au point lors de la réédition du «Minotaure» dans laquelle il fait état de protestations passionnées venues de cette belle ville.» (M74) Qu’est-ce qui fâche donc tant Djemaï et ses concitoyens dans l’image que Camus donne de leur ville ?
D’Oran, Camus fait ressortir la banalité (P13), une banalité telle qu’elle en devient «singulière» (M106): Oran est donc placée sous le signe de l’oxymore comme le corroborent de nombreuses combinaisons du type «heureux et morne» (P43). La banalité de ce «lieu neutre» (P11) est rendue par l’accumulation d’adjectifs tels que «morne» (P70, 88), «terne» (P40, 44) voire «laide» (M85, 88, P11, 29) et de formules privatives : «une ville sans pigeons, sans arbres et sans jardins, où l’on ne rencontre ni battements d’ailes ni froissements de feuilles» (P11), «cette cité sans pittoresque, sans végétation et sans âme» (P13), «sans âme et sans recours» (M77) allant jusqu’à «cette mort des couleurs et des mouvements» (P133). [Je souligne]. La nature minérale, l’absence de végétation, en font d’autant plus ressortir le cadre exceptionnel : «il est juste d’ajouter qu’elle s’est greffée sur un paysage sans égal» (P13). La mer et la lumière, les couleurs du ciel (P35-36, 107) et la sensualité de la mer (P156) s’opposent au gris poussiéreux et minéral (P36, 40, 43, 883, 108, 114 ; M78, 79, 86, 87, 96, 101, 102, 108-109 ; PG 129) d’une ville où la végétation même semble être en état de pétrification : «Les branches des ficus et des palmiers pendaient, immobiles, grises de poussière, autour d’une statue de la République, poudreuse et sale.» (P83). Malgré son activité commerciale et portuaire, c’est l’ennui (M88, 108), ce «Minotaure qui dévore les Oranais» (M85), qui domine une ville repliée sur elle-même (P36) où la répétitivité même de certaines activités en marque la stérilité.
Cette représentation n’est pourtant pas très éloignée de celle que Djemaï fait de sa ville dans Zohra sur la terrasse 6 (2010). Elle est pierreuse et terne et Djemaï la définit négativement : «dans la cour où fleurissaient les cailloux jaunes7 […], il n’y avait pas […] des iris bleus, des pervenches et des mimosas. Ni des arums, des acanthes, des palmes» (ZT13). Le «figuier aux fruits fades et cotonneux» (ZT13) de la cour de sa maison, même s’il revient de manière récurrente sous sa plume (ZT84, 115), ne parvient pas à occuper l’espace. Qu’est-ce qui justifie alors le ressentiment de Djemaï ?
Impressions d’Algérie (2012) donne plusieurs indices.
«En Algérie, où l’islam n’autorise pas la crémation et où le linceul blanc sert de cercueil, il n’y a pas de magasins funéraires. Albert Camus, qui vécut entre janvier 1941 et août 1942 à Oran, notait leur «édifiante abondance» dans une ville où plus de la moitié de la population était d’origine européenne. «Ce n’est pas qu’à Oran, on meure plus qu’ailleurs, mais j’imagine seulement qu’on en fait plus d’his¬toires8», écrit l’auteur de L’Etranger qui repose à Lourmarin, près de son épouse Francine. Recouverte d’iris, sa tombe ressemble à celles des cimetières des montagnes et des vallées […] dont il a salué la beauté dans L’Eté.» (IA87)
Djemaï désigne Camus comme «l’auteur de l’Etranger» plutôt que de La Peste, ce qui renvoie ce dernier à son extranéité d’Algérois. Camus demeure «cet Algérois en exil forcé à Oran, coupé de sa ville comme de ses racines» (CO60), l’étranger à Oran, même s’il y vécut «des heures profondément heureuses» (CO9), dans des conditions matérielles bien supérieures à celles qu’il avait connues à Alger (CO24, 26).
La rivalité entre Alger et Oran est le postulat qui sous-tend ce match littéraire.
Cependant, c’est Djemaï l’Oranais qui est l’étranger dans l’Oran de Camus puisqu’il appartient à l’autre moitié de la population, celle qui est pratiquement absente de l’Oran de Camus (CO 109). Dans La Peste, Camus oppose en effet le centre de la ville – qui occupe aussi l’espace textuel du
«Minotaure» – et les faubourgs. La plus grande partie de l’action se déroule dans le centre dont la préfecture et la cathédrale sont les signes administratif et religieux de sa structuration coloniale. Djemaï s’en sent exclu : Enfant, j’allais rarement au centre-ville […]. Je sentais confusément que ces magasins et ces rues, comme celles d’Alsace-Lorraine ou d’Arzew avec ses élégantes arcades, n’étaient pas faits pour nous.» (ZT47-48) Nettement coupés de ce centre, les faubourgs populeux (P113) et délabrés (P216) sont animés, pleins d’odeurs (P59) et colorés (P81).
C’est là que Camus place les Espagnols, la seule composante ethnique qu’il nomme de manière récurrente (P 16, 19, 29, 137, 138, 143, 184, 186, PG 125). Il mentionne un «quartier nègre» (P8) qu’il qualifie de «pittoresque» (PG129). Mais les Arabes sont pratiquement évacués de la ville, ou plutôt, ils s’y fondent tellement «naturellement» (PG127) qu’ils en deviennent invisibles. Lorsque Camus parle des Oranais, ce terme a des contours flous. Lors d’un match de boxe opposant «un champion français de la marine à un boxeur oranais» (M93), celui-ci est encouragé en espagnol (M94). «Oranais» est la plupart du temps associé à des appréciations négatives (P70, PG130). Le Minotaure, comme La Peste, témoignent plus d’une exclusion de facto des Arabes de la ville que d’une ignorance de leurs coutumes. Si «le commerce des vins et des alcools [y] tient la première place» (P78), c’est que la ville que représente Camus est exclusivement coloniale, donc européenne.
Et c’est précisément ce que Djemaï lui reproche. «Une ville où les autochtones sont cependant ignorés, comme effacés de ses rues, de ses places, de ses maisons, des drames qui les agitent ou de la beauté qui les inonde.
Invisibles, absents de la ville et du récit, du décor, de l’histoire, de l’écriture de La Peste ou du Minotaure, ombres fugaces ou débris de silhouettes, comparses à peine esquissés, les voilà retournés dans la nuit de l’encre.» (CO109) En outre, en faisant disparaître les autochtones, Camus peut proclamer Oran ville «sans passé» (PG, M96).
Il n’en montre d’ailleurs que les monuments liés à l’époque coloniale ou à la métropole. «De monuments, Oran ne manque guère. La ville a son compte de maréchaux d’Empire, de ministres et de bienfaiteurs locaux. […] Mais ils représentent cependant des apports extérieurs. Dans cette heureuse barbarie, ce sont les marques regrettables de la civilisation.» (M96) Même si l’on note une certaine ironie, il n’en reste pas moins que la référence à la «barbarie» fait des autochtones des individus en dehors de la communauté linguistique dominante, qui sont représentés en tant qu’esclaves sur la Maison du Colon (M97). Individus non différenciés, non sujets de leur parole, les Oranais et leur ville sont sans passé, sans présent, sans avenir (P159), niés dans leur spécificité et leur identité. Les textes de Djemaï s’emploient à réinscrire les autochtones dans l’espace oranais. Camus à Oran fait dialoguer texte et image.
La première image, pleine page, représente des Oranais d’origine arabe dans «une ruelle près de la place d’Armes» (CO15). Cette ruelle occupe plus d’espace pictural que les boulevards ou avenues qui occupent le texte camusien. Les images choisies pour illustrer Camus à Oran sont souvent des reproductions de cartes postales anciennes qui, pour la plupart, contredisent la représentation de Camus. Ainsi lorsque Djemaï commente la «ville […] sans arbres», les photographies montrent un bâtiment disparaissant derrière une masse arborée (CO94-95). De la même façon, pour réfuter l’idée d’une ville qui tourne le dos à la mer, les photographies de la baie d’Oran abondent. La présence de cartes postales colorisées vient aussi contredire la «technique antédiluvienne» des photographes oranais (CO32 en référence à M80) et surtout le gris terne de la ville camonienne. En plus de rendre des couleurs à sa ville, ce qui intéresse surtout Djemaï c’est de rendre son arabité à la ville. Sans nier son hispanité, puisqu’il déclare y avoir passé une «enfance espagnole» (ZT77), il offre une hiérarchie différente de celle de Camus.
Dans sa recréation de la découverte d’Oran par Camus, il mentionne le sanctuaire de Sidi Abdelkader avant Santa Cruz (CO12) et l’une des premières grandes photographies représente le sanctuaire de Sidi-el-Houari (CO13). Il donne certes des indications sur la chapelle de Santa-Cruz (CO12) et la cathédrale Saint-Louis (CO13), mais il ne manque pas de rappeler que la mosquée de la Perle est «témoin que la ville fut d’abord arabe » (CO13). Il restitue à la ville ses monuments et son passé arabe : «cette cité – l’ancienne Ifri – fondée à la fin du Xème siècle par des tribus berbères et des marins andalous» (CO14). Il oppose au désert culturel de Camus une liste d’écrivains ou de peintres (ZT76) qui lui ont rendu hommage : «dans cette ville désertée par la culture, dans ce «Chicago de l’absurde Europe» visité par Léon l’Africain, Jules Verne, Pierre Loti, Guillaume Apollinaire et Paul Morand…» (C034)). Non content de lui rendre un passé, Djemaï l’inscrit dans une dynamique par un recours répété à la prolepse : le match de boxe se déroule dans «la future rue Marcel-Cerdan» (CO 37) et la maison du Colon est «l’actuel palais de la Culture» (CO38) ; de tels exemples abondent (CO 38, 40, 41, 45, 47, 75, 86, 99, 107) et en annexe à Camus à Oran, Djemaï ajoute un index des «appellations actuelles des artères, places et quartiers cités dans ce récit» (CO110).
Djemaï fait donc une lecture référentielle des textes de Camus.
Ceci est d’autant plus évident quand il cherche à décrypter l’œuvre de Camus grâce à des traces biographiques (le théâtre où ce dernier se produisit lors de sa première venue à Oran sert de cadre à un épisode de La Peste (CO41))
Ou des sources potentielles littéraires («La maison du Colon […] semble surgir, par son style pompeux, du Petit Guide d’Oran […] [dont] Camus […] faisait, à haute voix, des lectures amusées.» (CO38)) ou cinématographiques (si les jeunes Oranais imitent Clark Gable c’est qu’on le voit dans un film à Oran au moment où Camus écrit le «Minotaure» (CO33)). Il ne prend aucune des précautions distanciatoires de Camus : là où ce dernier utilise des guillemets (M91), Djemaï les omet (CO36) et, ce faisant, il se place sur le même plan que les personnages de Camus. Il fait corps avec ce texte oranais auquel il appartient.
Parallèlement à cela, Djemaï propose une approche littéraire des textes de Camus. Du Minotaure, il écrit qu’il s’agit d’ «un essai à l’écriture lyrique, déliée, parfois ironique et dans lequel il tente de cerner, de saisir la forme de cette ville» (CO 27). Il signale aussi, dans des incises telles que « ironise Camus» (CO32) ou «Camus raconte, non sans humour» (CO 33), la distance que Camus introduit dans ses textes dont il sait et déclare explicitement qu’ils sont fiction : «Comme on le sait, cela n’est que pure imagination. Celle d’un auteur qui, pour les besoins de son récit, de sa démonstration, utilise ce fléau comme un mythe propre à susciter la réflexion du lecteur.» (CO83, 86). Ces quelques lignes sur La Peste montrent pourtant qu’il glisse facilement vers une lecture idéologique, passant de «récit» à «démonstration». On voit à quel point Djemaï éprouve de la difficulté à considérer Oran comme une construction littéraire, comme un «lieu […] métaphorique» (CO11).
Pourtant, sa lecture d’Oran est tout aussi imaginaire que celle de Camus. Si Camus à Oran se veut un essai biographique du séjour de Camus à Oran, Djemaï ne s’en tient pas aux faits stricts. Pour donner une image plus complète d’Oran, plus conforme à sa vision de la ville, il a recours à l’imagination : il inaugure son essai par cette phrase, répétée deux fois dans la première page (CO11), qui le scandera (CO 11, 27, 89, 90, 109) : «J’imagine Albert Camus…». Il revendique ce détour par l’imaginaire et insiste en imaginant des itinéraires alternatifs pour donner plus à voir de sa ville : «Ou bien ont-ils emprunté un autre itinéraire.» (CO18): on remarque l’absence de point d’interrogation, malgré la forme interrogative, qui montre l’assurance de Djemaï-guide, assurance d’une prise de parole refusée à ses concitoyens de la périphérie. Djemaï impose son texte, le superposé à celui de Camus.
La couverture de Camus à Oran montre Camus sur un balcon «tournant le dos à la rue d’Arzew» (CO45) et à mesure que le texte progresse, il montre Camus de plus en plus enfermé, de plus en plus éloigné du balcon inaugural : «J’imagine à présent Camus […] lisant sur la terrasse» (CO89) ; «et j’imagine toujours et encore Camus écrivant […] dans la chambre du fond» (CO109). Puis, non sans contradiction, il l’imagine enfin «écrivant […] face à la mer» (CO109), prêt au départ, celui-là même qu’il invoquait dans la conclusion du Minotaure (M110). Mais que Camus soit enfermé ou tourné vers l’ailleurs revient au même pour Djemaï : pour lui, Camus nie la ville. Camus écrivait dans sa réédition du Minotaure en 1953 qu’ «Oran désormais n’a plus besoin d’écrivains : elle a besoin de touristes.» (M 74). Djemaï lui considère que «si cette ville a besoin de touristes, elle a surtout besoin d’écrivains» (CO109). Il s’inscrit donc dans la longue lignée des al Idrissi (CO14) ou Cervantès (CO12).
Dans un jeu de miroir complexe, le texte de Djemaï ne renvoie pas une image inversée du texte de Camus. C’est la même ville malgré ses réfutations ou ses effets photographiques. En fait, il offre une image complémentaire, ajoutant une périphérie au centre, cette périphérie qui cachait la mer à Camus. La ville retrouve son statut d’«Oran la radieuse» (IA162) dans les textes combinés de Camus et Djemaï en retrouvant sa totalité : vue du centre et vue de la périphérie, ville coloniale et ville arabe.
Jacqueline Jondot
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