Il est vraisemblable que l’ouvrage a circulé sous une forme manuscrite ou a été lu, du moins en partie, dès 1604. En janvier 1605, il paraît à Madrid sous le titreLa primera parte del ingenioso Hidalgo Don Quijote de la Mancha. En 1614, à Tarragone, dans le royaume d’Aragon, sort, sous le nom emprunté d’Alonso Fernández de Avellaneda, une seconde partie, faite d’une série d’épisodes attribués aux deux personnages devenus entretemps « folkloriques », Don Quichotte et Sancho Pança. Ce procédé n’a rien de choquant. Il est même tout à fait légitime et traditionnel dans le genre chevaleresque et pastoral. En 1615, à Madrid, Cervantès donne sa seconde partie et, pour clore une série éventuelle qu’il redoute, il fait mourir son héros. Dès l’abord, le propos est délibéré. Il s’agit d’en finir avec les livres de chevalerie, avec cette littérature mensongère et pernicieuse dont s’était nourrie toute sa génération. Un épisode du roman confirme la véhémence des sentiments de l’auteur devant leurs histoires invraisemblables et insensées : la bibliothèque de Don Quichotte est condamnée au bûcher. Sans doute, ce feu de joie cache-t-il la profonde affection que Cervantès lui-même avait portée naguère à ces livres et la désillusion qu’il éprouva lorsque la quotidienne réalité donna un cruel démenti aux rêves et aux généreux projets qu’ils avaient suscités en son esprit. De fait Don Quichotte met en question non seulement le genre chevaleresque, mais toute la littérature de fiction. Parallèlement, il traduit le désabusement d’une élite, celle des lettrés, lorsque, au début du règne de Philippe III, le royaume naguère si orgueilleux dut négocier avec ses ennemis pour survivre, renonçant ainsi aux chimériques espoirs d’un retournement politique et religieux en Europe entre 1550 et 1600. Car sous le règne de Philippe II, le prince «bureaucrate», l’intelligentsia avait tenu les rênes du pouvoir à tous les échelons, depuis les Conseils, organes de l’Administration, jusqu’aux favoris. Grands commis et fonctionnaires zélés, ils étaient tous, comme Cervantès lui-même, de moyenne extraction, bien formés dans les collèges d’Alcalá et de Salamanque, et soucieux du bien public. L’avènement du nouveau roi en 1598 marque la fin de leur influence. La frivole jeunesse dorée afflue vers Madrid, la nouvelle capitale, et la transforme en un lieu de plaisir et de débauche. Ses jeux galants, sous cape et dans les nouveaux quartiers de la ville, fournissent la matière de la jeune comédie espagnole, qui se moque des barbons sentencieux. Cervantès a cinquante-sept ans. Il comprend qu’à son âge on ne se bat plus contre des moulins à vent. Et la part de lui-même qui rêve encore de victoire sur le mal il la délègue à son double, un être de fiction, le ridicule et pathétique Don Quichotte. Affaire de tempérament personnel ou bien mentalité de l’Espagnol en cette décennie, la désillusion chez Cervantès n’a rien d’amer ni de tragique. On prend acte de l’effondrement social et moral ; on sourit des mésaventures de l’idéalisme ; on s’amuse de son échec : le monde est ainsi fait. Un nouveau sentiment prend forme, une « humeur » particulière propre à ceux qui sont capables, prenant leurs distances par rapport à eux-mêmes de se gausser de leurs propres déconvenues. Cinquante ans auparavant, les hommes sages se moquaient de la folie des autres : c’était l’ironie. En 1600, ils se prennent eux-mêmes en pitié : c’est l’« humour ».
Un nouveau genre
Or, la pitié est le ressort même d’un genre littéraire classique, l’épopée, où le héros, accablé d’épreuves par une cruelle divinité, sait les surmonter toujours. Le lecteur (ou l’auditeur) versait sur lui les tendres larmes de la compassion. L’épopée est donc un chant héroïque. L’harmonie du nombre, du vers, sous-tend le récit des prouesses et des victoires d’un élu des dieux. Cependant, l’Arioste recourt à un vers déjà prosaïque pour conter les folies amoureuses de son Roland (Orlando furioso). Cervantès, qui s’inspire de cet exemple, le pousse à bout. Pour lui, la pitoyable épopée de son Don Quichotte n’est pas due à la vindicte de quelque dieu implacable. Il n’y a donc pas lieu d’employer le vers sublime, l’hendécasyllabe. D’autre part, si son héros était vraiment fautif, Cervantès dirait ses malheurs en vers courts et sans apprêts. Mais l’hidalgo est victime de la société qui lui refuse son accord, de l’humanité qui renie l’harmonie divine de l’âge d’or, du monde cruel, irrationnel, absurde, chaotique, incohérent, inconsistant, qui le berne et le bafoue, un monde fait rien que d’apparences et qui dément avec brutalité l’existence de l’absolu, l’existence du réel et la possibilité même du Beau, du Bon et du Vrai. Quand l’harmonie disparaît, le vers devient prose, et l’épopée se change en roman.Don Quichotte est un roman. Comme le poème épique, dont il prend le contrepied, il est composé d’épisodes tournant autour d’un axe : les exploits, les prouesses du héros, entendez, en ce cas, les mésaventures d’un homme intègre dans un temps sans mesure et dans un milieu déréglé. Pourtant, Don Quichotte porte témoignage : l’honneur, la justice, la valeur ne sont pas morts puisqu’on les moque, puisqu’on le berne, puisqu’il contraint la déraison à se mesurer avec eux et avec lui. Il arrive qu’au cours du récit la pitié fasse place à l’admiration, la prose narrative au morceau oratoire sur le bonheur agreste, sur les rapports entre la pensée et l’action (entre les lettres et les armes) et sur les charmes de l’amour désintéressé. Alors, le ton s’élève, et la phrase devient plus nombreuse, plus mélodieuse. Parfois même, la poésie lyrique, avec son pur étonnement, apparaît au détour d’un lamentable épisode. Ce nuancement lyrique n’affecte pas toutefois le caractère essentiellement épique de l’ouvrage. En 1600, l’âge est passé de l’éblouissement devant les mondes inconnus et les vertus, les virtualités insoupçonnées de l’homme. Renaissance et humanisme sont révolus. Cervantès regarde parfois en arrière : quel poète eût-il été au temps de Camões ! Hélas, le soleil s’est couché à jamais sur l’empire de Charles Quint, la poésie n’est plus de mise. D’ailleurs, l’inspiration lui manque. Il sera prosateur. Or, la rhétorique le dit, il ne peut y avoir de pure épopée. La narration héroïque, même infime, même sur le plan d’un roman, doit se nuancer non seulement de lyrisme, mais encore de drame. Cervantès est donc amené à introduire le dialogue dans son récit. C’est son mérite et son originalité d’avoir refusé le colloque rigide du XVIes. et adopté la conversation sans apprêt, presque naturelle des gens de bon goût. Il n’en pouvait trouver le modèle ni dans l’intermède, au langage souvent vulgaire, ni dans la comédie espagnole, toujours versifiée. Il emprunte encore au genre dramatique ses effets de «suspens». Les récits de Don Quichotte s’interrompent brusquement parfois, pour rebondir deux ou trois chapitres après, comme au théâtre les scènes s’entrelacent et se renouent à distance. Mais il reste que Cervantès refuse le dénouement de type théâtral, car les événements qui affectent l’homme n’ont pas de cesse, n’ont pas de fin. C’est pourquoi il avait échoué sur la scène, laissant le sceptre de la nouvelle comédie au grand Lope de Vega, qui, lui, ne voyait dans le monde que des conflits, des joutes, des duels, des tête-à-tête amoureux, des querelles et des réconciliations. Notons ici toute la différence qui va de l’épisode romanesque à la péripétie théâtrale, de l’intrigue romanesque à l’action théâtrale. Don Quichotte ne cesse de vivre, ne cesse de mourir, tandis que, sur les planches, un Don Juan ou un Rodrigue, en cinq ou six coups de théâtre, résolvent leur affaire dans la mort ou dans le mariage.
Les personnages
Il en a coûté à Cervantès de tuer son héros. Don Quichotte meurt-il de tristesse ou de désabusement comme on l’a dit ? C’est simplement que l’auteur n’avait plus le temps d’écrire un troisième livre où son double fût devenu berger, et de plus il voulait interdire à quelque larron d’écrire sous un nom d’emprunt une quatrième suite d’épisodes, des aventures sans rime ni raison qu’on attribuerait à ses deux chers personnages. Entre l’auteur et le couple Don Quichotte et Sancho Pança, il existe des liens très étroits, mais peu apparents. Ainsi, ils ont tous trois à peu près le même âge et ils franchissent avec une même irrépressible vitalité les traverses de leur existence. Avec les chevaliers errants et leurs écuyers de l’histoire et des livres, ils partagent une semblable révérence pour les vertus cardinales : la Justice, la Prudence, la Tempérance et la Force d’âme, même lorsqu’ils n’y atteignent pas. Et ils donnent des vertus théologales, la Foi, l’Espérance et la Charité, une version tout humaine : la confiance, l’espoir et la générosité. Toutes ces dispositions de l’âme qu’ils admirent ou de près ou de loin donnent à leur personne, quels que soient leurs succès ou leurs mésaventures, la qualité suprême : la valeur, la vaillance. Ainsi, la valeur de Sancho l’écuyer- l’apprenti chevalier- se mesure à ses quelques victoires sur la peur, sur ce sentiment premier de l’homme sans raison, de l’homme insensé. Don Quichotte lui-même ne tient pour victoires que celles qu’il remporte sur lui-même. Ses plus cuisantes défaites lui offrent l’occasion de se dominer : elles confirment sa vaillance. Ses aléas passagers et relatifs témoignent paradoxalement de l’immuable présence des absolus, de l’absolu au cœur de l’homme. Quant à Cervantès, nous savons que, aux prises avec l’adversité, il n’a jamais désespéré. Dans son ultime message adressé au comte de Lemos, c’est avec le sourire aux lèvres qu’il affronte la mort. Créature de fiction et créateur refusent ensemble l’attitude et, donc, la philosophie des stoïciens : car ce n’est pas avec résignation et mépris qu’ils acceptent les coups du sort contraire ; ils ne cessent, au contraire, de réagir au nom des principes et des idées contre ce qui, aux yeux des autres, devait apparaître inéluctable, contre la condition sociale ou la condition mentale de l’homme. Le manant Sancho luimême, qui, parfois, tergiverse, se rallie toujours en fin de compte aux idéaux de la chevalerie : n’appartientil pas de corps, de cœur et d’esprit au système, au vieux régime féodal ? N’est-il pas l’homme lige de son seigneur naturel ? Or, jusqu’à Cervantès, le héros, en tant que personnage, obéissait à certaines lois traditionnelles qui remontaient à l’origine de la poésie épique. Les êtres de fiction d’Homère et de Virgile assumaient la double condition, céleste et humaine, de leurs géniteurs, des dieux et des bergères d’Arcadie : ils en avaient les défauts et les vices ; leurs comportements n’étaient pas indiqués comme exemples à suivre ou paradigmes. Les poètes se limitaient à chanter les destins de leurs personnages, apportant de la sorte une explication et une justification de leur stupre ou une consolation pour celui des auditeurs. Car on ne saurait se montrer plus sévère pour les hommes que pour les divinités. D’ailleurs, excès (ou vices) et manques (ou défauts) ne sont que des accidents dans le mélange des humeurs, c’est-à-dire dans leur tempérament. De là vient que la médiocrité ou la faiblesse particulières aux hommes sans vertu (au sens propre), sans force vitale commencent à se manifester dans la littérature héroïque du XVIe s. Or, le genre épique connaît un nouveau tournant lorsque les poètes s’emparent de Roland et d’autres personnages légendaires de la cour de Charlemagne et de la cour du roi Arthur. Les héros à la nouvelle manière connaissent nos communes misères, bien qu’ils échappent à nos humiliations et à nos déboires. La folie (la « furia ») les élève au-dessus des contingences. Cervantès s’en souvient quand il envoie Don Quichotte faire le pitre tout seul dans la sierra Morena. Une autre étape dans l’évolution du personnage est franchie avec les romans de chevalerie en prose surgis de la souche d’Amadis. Le héros devient un parangon et un modèle presque à notre portée, et son comportement est présenté comme un paradigme à notre adresse. Il vole de victoire en victoire malgré les embûches, les jalousies et les trahisons. Les lecteurs des livres de chevalerie, sainte Thérèse, saint Ignace de Loyola, Cervantès en son jeune temps, ont cru à l’efficacité de leur exemple sur les hommes et sur le destin du monde. Or, la vertu est trop facile lorsqu’elle est portée par le succès. Combien plus honorable, «fameuse», devient-elle lorsque le héros maintient ses principes et ses fins, son réseau d’absolus, à travers les échecs et en dépit de l’hostilité d’une société sordide. Voilà la grande trouvaille de Cervantès. La société a beau se dégrader, Don Quichotte avec Sancho n’en démordent pas : ils se réfèrent, non sans trouble, non sans vacillations, mais avec une candeur, une naïveté originelle, à l’âge d’or parmi tous les cœurs de pierre et toutes les âmes de plomb qui les entourent. Un pas de plus, Rousseau inventera le roman de l’éducation et Goethe celui de l’apprentissage : ils montreront comment garder intactes les valeurs dans un monde dégradé ; deux pas de plus, Balzac inventera le roman moderne et montrera comment une âme innocente se corrompt dans un milieu pourri.D’autre part, Cervantès retient la leçon de l’humanisme. Les héros ne sont pas nés de la cuisse de Jupiter. Ils s’appellent alors Chascun, Jedermann, Everyman ; nous dirions aujourd’hui « il uomo qualunque ». Plus caractérisés, on les nomme Jacques Bonhomme ou Ulenspiegel et, en Espagne, Lazarillo, Pierre le Malicieux dans la comédie (Pedro de Urdemalas) ou bien Sancho comme tout le monde, ou bien Don (Maître Un tel) comme presque tout le monde (car les Espagnols se persuadent qu’ils sont de sang noble, qu’ils sont « hidalgos »). C’est le cas de Don Pablo le Fureteur (El Buscón de Quevedo) ; c’est celui de Don Quijote, nom que l’on aimerait traduire par Maître Alphonse de Cuissard et Cotte de Mailles, gentilhomme. Cervantès voulait créer deux antonomases : il y a réussi. Don Quichotte et Sancho Pança sont non seulement ses doubles, mais ceux de ses lecteurs, les nôtres.
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