L’ivrEscQ : Vous avez à votre actif plusieurs ouvrages sur la quête de la musique ou les ‘’musiques comparées’’ et leurs impacts sur le Cerveau. En d’autres termes, vous tissez des liens entre deux mondes infinis, l’Art et la Science, la Musique et le cerveau… quelle est la genèse de votre travail ?
Mouloud Ounnoughène : Très tôt, Pythagore pense que la musique permettait au corps et à l’esprit de se mettre en équilibre et donc de bénéficier d’une bonne santé, alors qu’Ibn Sina dans son légendaire « Qanoun » qui a influencé le monde médiéval occidental rapportait dans un chapitre sur la musique qu’elle provoquait des sentiments de pureté et d’élévation. En plus de l’esthétique particulière à chaque genre musical, la musique est douée d’une puissance immanente, elle agit comme un révélateur d’émotions enfouies qu’il est intéressant de comprendre pour son utilisation à bon escient et à bon soin. Théodor Reik, disait que le langage musical est un esperanto d’émotions, plus que d’idées, elle n’émerge pas du flux de la pensée consciente, mais plutôt du courant de la pré-conscience. Et si la musique nous aidait à prendre conscience de la face cachée de l’iceberg de notre être. La musique peut nous emporter dans un mouvement d’introjection, c’est-à-dire bénéficier d’éléments nouveaux agréables qui vont réjouir et enrichir notre appareil psychique, la musique peut aussi nous apporter du plaisir dans le cadre d’un objet d’identification ; nous sommes dans une fête , on s’acclimate totalement à l’ambiance festive et on oublie pour un moment les aléas de la vie …Comprendre ces aspects comportementaux de la musique est intéressant, mais, le challenge est de voir le modus vivendi de l’émotion musicale. Aujourd’hui, grâce à l’imagerie par résonnance magnétique fonctionnelle, on peut voir quelle zone du cerveau « s’allume » lorsqu’on propose une musique qui plait, qui émeut. Le plaisir esthétique sera matérialisé par la sécrétion d’un neurotransmetteur appelé la dopamine. Que ce soit un achewiq, une nouba ou un concerto de Rachmaninov, malgré les variabilités esthétiques de ces morceaux, le dénominateur commun est la réaction émotionnelle qu’induit leur harmonie tonale. Vous savez le plaisir de la musique est semblable à celui généré par la nourriture ou encore certains psychotropes. Quand la circulation de la dopamine dans le sang se trouve empêchée, il en résulte une dépression. Au contraire en cas d’addiction (dépendance à la musique), la dopamine devient alors une substance de plaisir quand notre cerveau juge que la musique qu’on lui propose suscite en nous une expérience agréable. Voyez-vous toutes ces curiosités, ces connaissances passionnantes, en réaction aux « comment et pourquoi » m’ont incitées à prendre cette voie pour apporter des éléments de réponses à mes interrogations.
L. : Dans vos ouvrages, on comprend que vous voyagez dans plusieurs pays pour effectuer des recherches dans des bibliothèques et librairies d’opéra, d’où l’ampleur de votre labeur, comment est perçu ce travail au sein de la famille des Sciences et des arts ?
M. O. : La dualité cerveau- musique m’a très tôt intéressé et m’a interpellé pour tenter de comprendre les mécanismes par lesquels notre cerveau décode et réagit à l’écoute d’une bande son. En 1992, alors que j’étais pigiste dans le journal Tamurt -le Pays, j’avais suggéré à Ali Zamoum (paix à son âme) qui était rédacteur en chef de cette dépêche de parler de cette curiosité pour l’époque, à savoir le traitement par la musique, chose qui a été réalisée. Puis, j’ai écrit un autre article dans la revue « Tizi Culture » de la maison de la culture de Tizi-Ouzou en 1999 et qui portait sur le thème de musicothérapie. Ce n’est qu’en 2004, que je présente en ouverture du congrès national de Neurochirurgie au palais de la culture d’Alger, le thème de l’influence de la musique sur le comportement. Cette communication était illustrée par des images (Cerveau normal et pathologique) et des extraits musicaux. L’accueil était favorable par les médecins présents lors de cet événement scientifique, ceci me motiva davantage à travailler le livre qui portera le titre : « Influences de la musique sur le comportement humain » dont la préface a été signée par le Pr A. Louis Benabid de l’Académie des sciences françaises. Ce célèbre neurochirurgien a obtenu le Nobel américain ou Prix Lasker, il a mis au point une technique révolutionnaire qui permet de faire disparaitre les symptômes (tremblements, rigidité, etc…) de la maladie de Parkinson. Il a aussi fait marcher un tétraplégique avec sa nouvelle technique par l’implantation d’un genre de puce dans le cerveau (Brain Computer Interface). Le professeur Benabid rapporte dans la préface de mon livre : « C’est un ouvrage d’une étonnante densité, tant en musique qu’en neurosciences (P5)… Neurochirurgien, il aborde par des exemples concrets, la relation Cerveau-Musique par les effets des lésions de la perception musicale… Il nous persuade qu’on peut expliquer l’influence de la musique, dont il joue comme se sert d’un scalpel sur certains états comportementaux ou ressentis (P6) ». Au cours d’un colloque sur Freud organisé par l’Ambassade d’Autriche avec l’université de Bouzareah –Alger, j’ai eu à présenter une communication intitulée : « Musique & Cerveau». Se tenait pas loin de moi, un psychanalyste viennois qui semblait apprécier mon discours puisque en fin de séance, on en a parlé assez longuement. Il avait en effet trouvé mon approche holistique du traitement la musique amplement intéressante. A son retour à Vienne, Felix Mendelsohn* rapporte en P67 dans un livre intitulé : « Geographies and Psychoanalysis » Ed Lorena Presta, 2015 M.I : « One neurologist at the conference, Mouloud Ounnoughene, discussed his paper ‘Music and the Brain’, witch was of particular interest to me… his approach, in a holistic, perhaps, Sufi-inspired way, appealed to me. I have kept up contact with him since then over email, we now exchange and discuss our publications with each other regulary… ». Ce passage est mentionné dans son article sur « Freud and the Djinns- Doing analysis in Algeria ». Globalement, chez nous, les conférences sur le thème de cette dualité, musique -cerveau ainsi que les différentes publications sont bien reçues notamment par les enseignants et les élèves en musique qui sont friands quand j’évoque l’utilité et l’intérêt de la musique dans le bien-être et le développement de l’individu. Lors de la conférence intitulée : « Une vie en Musique » organisée l’année dernière (2020) dans le cadre de la nuit des idées par l’institut français et qui s’est déroulée à l’institut nationale supérieure de musique d’Alger qui a vu la participation de beaucoup d’étudiants ; les enseignants et élèves ont longuement débattu sur la question qui les a vraisemblablement très intéressée….
L. : Dans votre dernier ouvrage, vous évoquez des mélodies aux confins de notre désert, de nos montagnes, ou encore de la Casbah qui ont inspiré des noms de musiciens mondialement connus, par conséquent un métissage musical concerne notre patrimoine musical, dites-nous un peu plus sur cette dimension ?
M. O. : La musique n’est pas une création spontanée ; elle se décline plutôt comme le pense Jules Rouanet, comme une résultante où se composent, autour d’un noyau national, les apports des siècles, les influences, le voisinage, les dominations, les flux et reflux de la vie quotidienne et de la vie économique. A mon sens, aucune musique ne s’est développée à vase clos, et, en la contaminant avec des artifices harmoniques et sa distribution orchestrale, la musique de notre espace perdra très souvent son idiosyncrasie ou ses propres tempérament et caractère. Dans leur voyage, la majorité chefs d’orchestre et compositeurs qui venaient dans nos contrées, le faisaient beaucoup plus à la recherche d’eux-mêmes que pour une meilleure connaissance de notre société, de sa différence. Quand ils empruntent ou plutôt prennent des thèmes mélodiques, des chansons ou utilisent une série de représentations issues des cultures musicales de d’Afrique du Nord, ces représentations ou ces clichés ne sont presque jamais neutres, ils sont bien souvent imprégnés par un ’imaginaire occidental enclin à une idéologie dominatrice ; c’est en tous les cas la thèse développée par Edward Said dans son livre fondateur « Orientalism ». Pour cet auteur, l’Orient s’organise sous forme d’une série d’images qui crée une construction déconnectée de l’histoire, ce qui engendre quelque chose de statique. « C’est la création d’un autre idéalisé par et pour l’Europe ». Pour ce professeur américano-palestinien de littérature comparée à la Columbia, aux Etats –Unis, l’instrumentation de la littérature, de la musique et de la peinture a un but de domination et présente un discours clivant. Said a bouleversé les paradigmes et les rapports entre l’Orient et l’Occident. Dans mon livre, je tente de déconstruire certaines mélodies et quelques œuvres symphoniques pour voir la cote part du syncrétisme musical entre les différentes cultures musicales qui s’est opéré. Dans ces musiques de « l’ailleurs fantasmé » qui exhalent des relents d’orientalisme musical, se retrouvera un rythme, un fragment mélodique, une harmonie tonale qui nous fera lier à ces œuvres. Le compositeur ignore souvent le contexte qui se trouve en amont de la mélodie recueillie du site ethnographique. Francisco Salvador Daniel est un musicologue et directeur du conservatoire de musique de Paris. Il a recueilli en Algérie des musiques et chansons notamment de la Kabylie et de la Casbah, il y gravera en 1863 un recueil qui sera intitulé : « Chansons arabes, mauresques et kabyles ». Cet ouvrage va influencer beaucoup de compositeurs jusqu’en Russie puisque Korsakov utilisera un thème mélodique tiré de cet recueil dans sa suite- symphonique « Antar ». L’ethnomusicologue et compositeur hongrois Béla Bartók (1881-1945) séjournera à Biskra et reviendra avec plus de 120 chansons et cinq heures d’enregistrement, ses propres compositions seront influencées par son passage dans cette région enchanteresse puisque son duo N4 pour violons ou « Danse arabe » est calquée sur une mélodie d’essence folklorique de Tolga. Aussi, le second mouvement du « quatuor à cordes N °2, opus 17 » est imprégné des rythmes de danse de la région de Biskra… Le compositeur anglais Gustav Holst, auteur du célèbre «Planets », qui a inspiré la musique de « Star Wars » a engrangé au cours de ses pérégrination dans notre Sahara, un trémolo de flûte, qui se répète (en ostinato), il l’intégrera dans sa suite orientale appelée « Béni Mora ». Le compositeur français André Jolivet a lui, été happé par un solo de flûte de berger qui va l’impulser dans l’écriture de ses cinq incantations pour flûte traversière. Il y aussi d’autres compositeurs qui ont emprunté le schéma mélodique d’une nouba, comme c’est le cas de Camille Saint-Saëns qui a utilisé la touchia Zidane dans son opéra « Samson et Dalila », perceptible dans sa bacchanale ….
L. : En cette ère de la pandémie (la distanciation, la protection –gel, bavette…-, couvre-feu 23h…) que conseille le scientifique-musicien, que vous êtes, à ses lecteurs ?
M. O. : Il est clair que nous traversons actuellement une crise, sans précédent, ses conséquences sur les rapports entre les hommes est perceptible, le confinement et la mise en quarantaine a fait éclore une gamme de troubles qui oscillent entre irritabilité, ennui, attaques de panique pouvant aller jusqu’à la dépression. Le moral est bien en berne durant ces périodes. Parmi les éléments qui pourraient déverrouiller les situations de crise, l’on doit de prime abord maintenir le contact, même en virtuel. Plus on est nombreux, plus, on sera moins sujets aux conséquences psychogènes des agressions de la pandémie. La lecture est une excellente échappatoire, ne pas omettre de surveiller son alimentation pendant son confinement. Bien évidemment, la musique et ses bienfaits ne sont pas du tout à négliger. Ses vertus de résilience sont bien prouvées. Il est établit qu’à l’audition de musiques qui nous plaisent (dans toutes les cultures musicales) et qui nous émeuvent, nos rythmes biologiques se calment ; la fréquence cardiaque se ralentit, de même que la tension artérielle. Notre stress se voit également dissipé ; ceci est prouvé biologiquement par la baisse de l’hormone de stress (Cortisol) dans le sang et la production en contre partie du neurotransmetteur du bien-être et du plaisir à savoir la dopamine. La musique se révèle être un « plaster » qui agit contre les vicissitudes de l’âme. Il ne faut absolument pas laisser le cerveau tourner en rond ! En fonction de notre tempérament et du moment de la journée, soit écouter des musiques relaxantes de préférence instrumentales, en cas de « blues », des chansons nostalgiques à pouvoir empathique seront intéressantes à mettre dans sa « playlist ». Il ne faut surtout pas omettre les morceaux festifs qui invitent au déhanchement, ils incitent souvent à la catharsis. Ce sont là, juste quelques orientations des bienfaits de la musique sur notre comportement…
* F.Mendelsohn est un célèbre psychanalyste, chef de département à l’université Sigmund Freud de Vienne , il a enseigné à Tokyo, Berlin et les Etats-Unis, Il a publié beaucoup d’ouvrages en allemand et en anglais dont ceux sur la critique culturelle psychanalytique et la technique d’analyse de groupe.
La Biographie de Mouloud Ounnoughène (Culture)
Mouloud Ounnoughène est docteur en médecine et Neurochirurgien. Passionné par les impacts et les effets de la musique sur le cerveau, il est auteur de « Influences de la musique sur le comportement humain » préfacé par le professeur A. Louis Benabid de l’académie des sciences françaises.
Pianiste – compositeur et ancien animateur de l’atelier solfège – piano de la maison de la culture de Tizi ouzou, il a aussi été producteur et animateur d’émissions radiophoniques sur les musiques du monde. Il a participé à l’élaboration de l’album « chants d’amour et de liberté », paru à la fin des années 90 chez La hall du Rock d’Evry en France. Il a, par ailleurs, composé un album de musiques instrumentales métisses intitulé « azzetta » ou fusions : au menu de cet opus, le croisement et l’intersection de différentes styles musicaux, donc de différentes tonalités émotionnelles. Son groupe « Massin’s » a été sélectionné comme représentant de l’Algérie au festival international des musiques universitaires ou FIMU à Belfort (France). Mouloud Ounnoughène est auteur de l’analyse sur l’œuvre d’Iguerbouchene, « Mohamed Iguerbouchene, une œuvre intemporelle ».
L’auteur a animé plusieurs communications sur le thème de cette relation musique-cerveau :
- « musique et cerveau » présentée à l’université de Bouzaréah –Alger, dans le cadre du colloque international sur Freud en collaboration avec l’ambassade d’Autriche.
- Conférence « musique et émotion » à Bejaia, au colloque international sur le patrimoine musical de la Kabylie, événement organisé par le centre national de recherche en préhistoire et anthropologie d’Alger.
- Conférence – débat au festival culturel arabo-africain des danses populaires sur le thème : « le blues, un chant cathartique de toute l’Afrique».
- La conférence sur « Les neurones de la musique » dans le cadre de l’Alzheimer club en partenariat avec le service de neurologie de l’EHS (Etablissement Hospitalier Spécialisé) de Ben Aknoun –Alger-, cette communication a suscité des réactions positives au sein des professionnels de la santé.
- Conférence en 2015 lors de l’hommage du célèbre chanteur Idir à Ath Yenni (son village natal) sous le titre « Tendances musicales actuelles dans la chanson kabyle ».
- Participation au symposium sur le dialogue des cultures par la communication « dialogue des cultures musicales ». Evénement organisé par le magazine L’ivrEscQ et l’ambassade d’Autriche et a eu lieu au palais de la culture d’Alger.
- Présentation et signature dédicace du livre « Mohamed Iguerbouchene, Une œuvre intemporelle » au Maghreb du livre à la mairie de Paris en 2016.
- Intervention au centre psychopédagogique d’Ait Oumalou à Tizi Ouzou pour psychologues, orthophonistes et éducateurs dans une communication intitulée « chronobiologie et art-thérapie ».
- En octobre 2017, conférence sur « la musique autrement », à la maison de la culture Mouloud Mammeri de Tizi-Ouzou entrant dans le cadre de la journée ayant pour thème : la thérapie par la musique, avec la participation de la musicothérapeute Véronique Carlier et de Marc Béhin de l’association » Jazz Bond » du Perreux, France.
- Conférence-concert et débat en décembre 2017 à l’auditorium Maurice Ravel du Perreux(France) ayant pour titre : « Les influences de la musique sur le comportement».
- Communication à la 3éme édition du concours de musique instrumentale classique IGUERBOUCHENE sous le titre « dialogue musical dans l’œuvre d’Iguerbouchene ». Rencontre littéraire à la bibliothèque de lecture publique de Tizi Ouzou sur le thème de « La thérapie par la musique » (Février 2018).
- Présentation de la conférence : « Iguerbouchene, premier compositeur de musiques de film au Maghreb et au Moyen- Orient » au festival culturel national du film amazigh : 26 février 2018…
- Et plusieurs autres rendez-vous.
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