Lors d’une rencontre internationale d’écrivains sur le thème «Littérature et environnement» tenue à Tokyo en 2009, Mohamed Magani a rencontré Gao Xingjian, prix Nobel de littérature en 2000, au cours des visites aux sites historiques de Tokyo et Kyoto.
L’entretien est entrecoupé d’un récit devoyage
Même un personnage de roman n’oserait lancer : « A nous deux Tokyo! » tant le gigantisme de la mégapole efface l’individu. Avec ses treize millions d’habitants, l’empire des gratte-ciel hérisse ses structures, aux dizaines d’étages, blanches ou lissées de pénombre. Après une semaine de communications et de débats, nous laissons Tokyo, non sans une grande envie d’atteindre notre prochaine destination, Kyoto, dont on dit qu’elle est aux antipodes de la capitale japonaise. Nous prenons un billet de train (train super express) dont le confort n’est pas bien loin de celui de l’avion. Très vite il atteint une vitesse de croisière vertigineuse. Gao Xingjian prend place près d’une fenêtre, il est aussitôt attentif aux paysages qui glissent telles les images accélérées d’un film. A mi-chemin entre Tokyo et Kyoto, une soudaine excitation s’empare des passagers du wagon. Les appareils photos sont tirés prestement de leurs étuis. Tous les regards se braquent sur les fenêtres de droite. « Le mont Fuji va bientôt apparaître », me dit Gao Xingjian. La montagne vénérée des Japonais ne tarde pas à surgir, sombre, vaporeuse et à moitié enveloppée de nuages bas. La vision, amputée de son sommet, réjoui à moitié les passagers, « c’est dommage, fit une voix en anglais derrière nous, on ne peut voir sa calotte blanche. » |
Gao Xingjian : (rires) En ce qui me concerne, il en fut autrement. J’écris depuis l’enfance, ma première fiction à dix ans, jusqu’à la révolution culturelle où on m’a tout brûlé trente kilos de manuscrits : dix pièces de théâtre, un journal de l’enfance, des cahiers de notes, des essais et des poèmes.
Puis j’ai repris l’écriture, mes écrits ont été publiés mais censurés. Beaucoup de déboires aussi, dont des agressions physiques. Fin 1987, je me suis exilé en Europe. Je me suis installé définitivement en France. Mon oeuvre, des romans et des pièces de théâtre, s’est constituée en grande partie à Paris.
MM : Peut-on dire que vous êtes dans la littérature de l’exil?
GX : Ce n’est pas tout, beaucoup de mes textes transcendent ce statut. La partie de la littérature de l’exil concerne la Chine.
MM : Vous écrivez depuis l’enfance, c’est précoce !
GX : Le milieu était favorable : ma mère faisait du théâtre, mon père travaillait à la banque, il s’intéressait beaucoup à la littérature chinoise classique. J’ai subi l’influence de la littérature occidentale, française et allemande en particulier. La culture africaine m’influence aussi, j’ai lu Kateb Yacine, son théâtre. Cela continue, hors de Chine.
MM : Le réalisme, à des degrés divers, est le dénominateur commun d’un bon nombre d’écrivains. Où vous situez vous dans l’échelle du réalisme ?
GX : Je crois à la littérature sans «isme» esthétique. Le «isme» est idéologique et politique, il restreint, canalise la nature humaine qui est complexe. Il faut trouver son orientation personnelle, c’est un long chemin. Il se construit et l’esthétique évolue. Cela coïncide avec la créativité. Les «ismes» sont le travail du critique, qui retrace le parcours d’un écrivain. La littérature est un témoignage de l’existence humaine et de la nature profonde de l’homme. Donc, elle va au-delà de la politique, de l’idéologie et de la philosophie. J’ai toujours réclamé l’autonomie totale de la littérature et la liberté totale de l’auteur.
MM : Aujourd’hui, dans la littérature de l’exil, il y a beaucoup d’engagement.
GX : Je ne m’engage pas. La valeur fondamentale de la littérature est le réel.
A Kyoto, la visite guidée de la ville et de ses environs marque un vrai changement de Tokyo la mégapole. 1,5 million d’habitants vivent dans des maisons étonnement basses, aux portes et murs anciens, arpentent rues et ruelles qui ont gardé leur tracé centenaire. Les poches de verdure et les parcs prolifèrent. Le gout de la tradition est prononcé à Kyoto, dans des restaurants où il faut entrer déchaussé et où officient les geishas pleines de grâce et silencieuses, elles servent le meilleur de la cuisine japonaise en petites quantités dans des assiettes et récipients nains. A coté de moi, Gao Xingjian note les ressemblances avec la cuisine chinoise. En face, Takashi Atoda, un des plus éminents écrivains japonais contemporains nous annonce la visite suivante: Le Pavillon d’or, un autre lieu mythique du Japon. Nous sommes subjugués par la vision du Pavillon d’or, construit sur pilotis au milieu d’un lac circulaire, miroir d’eau taché par un éventail de larges feuilles de plantes grasses. Gao Xingjian se plie aux multiples séances photos avec en toile de fond le Pavillon d’or. Il se détache un moment de la foule des visiteurs et se penche sur la balustrade en bois qui ceinture le lac, absorbé dans la contemplation du pavillon délicatement feuilleté d’or dans son entité. |
GX : L’homme fait partie de la nature, il suit ses lois de la nature.
MM : Michel Serres préconise de dépasser «le Contrat social» de Rousseau, de lui substituer un «Contrat naturel»…
GX : «Le Contrat naturel» est une excellente idée ! Il faut retrouver le lien avec la nature. Le 20ème siècle a été un siècle social. La question de l’humanité est celle de l’environnement dans ce nouveau siècle. C’est déjà tard qu’elle ne se pose que maintenant. Il y a une limite à l’exploitation de la nature, le mode de vie lancé par les occidentaux et les asiatiques, est-ce vraiment la vraie vie? Il faut en discuter, en parler. Ce n’est pas une révolution, c’est un réveil. Il y a au Japon un retour à la campagne, car la vie y est meilleure, pas chère, parfois des maisons gratuites. Le retour à la campagne, c’est l’avenir. C’est la qualité de la vie. Dans mon roman La Montagne de l’âme, un homme vagabonde. Il est à la recherche de la source de la civilisation chinoise. Il y a une alternance entre le «je», le «tu» et le « il ». La forme traditionnelle limite, il nous faut inventer des formes littéraires beaucoup plus libres. Une expression plus libre est nécessaire pour exprimer l’âme dans ses différents niveaux. Le «je» voyage dans la réalité, rencontre des gens. Le « tu » est un voyage spirituel, c’est une projection de soi-même. Le «il» se détache, prend de la distance à l’égard de soi-même.
MM : C’est de prime abord, d’une grande complexité formelle.
GX : C’est une réflexion sur l’histoire, sur le roman et la langue.
MM : L’alternance entre les pronoms se retrouve chez Nabokov, Mario Vargas Llosa et d’autres. La littérature moderne a un vaste champ du passé vers lequel elle se tourne et renouvelle ses formes.
GX : En effet, la fiction à l’ancienne dans la littérature chinoise ce sont les propos de la rue, les mythes, les fables, les chants populaires rassemblés; l’ensemble est appelé fiction. De même que les faits-divers sont appelés romans. Dans La Montagne de l’âme, je suis donc retourné à la tradition.
MM : Le lectorat ? Vous l’avez à l’esprit quand vous écrivez?
GX : J’écris d’abord pour moi-même. Je suis un lecteur exigeant. Si ça me parle, ça parlera sûrement à tout le monde. J’ai commencé La Montagne de l’âme en Chine et je l’ai achevé à Paris, après sept années passées à l’écrire. Je ne pensais pas qu’il serait publié. Il est aujourd’hui traduit en 37 langues. Il y a eu trois traductions et éditions dans le monde arabe, en Egypte, au Liban et en Arabie Saoudite.
MM : Savez-vous si vous avez un lectorat algérien ?
GX : (rires) Il doit sûrement y avoir des lecteurs !
MM : pour le savoir, il faut venir en Algérie ! Votre dernier ouvrage ?
Le train super express nous ramène à Tokyo. C’est un bel après-midi, le ciel est dégagé. Les participants à la rencontre sur la littérature et l’environnement occupent plus de la moitié du wagon. Une excitation palpable s’est emparée d’eux depuis le départ du train. Ils sont debout et se racontent des blagues. Gao Xingjian s’esclaffe sans retenue. La cause de l’excitation les tient tous contre les fenêtres de gauche. Les appareils photos sont prêts. Ils se mettent à enregistrer à la vitesse du train si tôt que le Mont Fuji apparaît. Ses 3676 mètres se dressent, visibles de la base au sommet, corps noir en net contraste avec sa tête blanche. Montagne majestueuse auréolée au sommet d’un mystère quasi-religieux. Mon compagnon de siège la suit jusqu’à sa disparition. |
MM : Pas de monologue ?
GX : si, mais le monologue bien joué. On peut danser, chanter, faire des acrobaties, c’est très théâtral, et pas seulement dramatique. Je prône un retour au théâtre traditionnel, en dépassant les codes et en développant la libre expression. Sauf que, l’esprit de l’origine est là.
MM : La géographie réelle, le lieu, ont-ils une importance dans vos romans ?
GX : Le lieu importe peu. Mes romans se passent en Chine, en France, aux USA, en Australie et ailleurs. Le lieu influe peu sur mes personnages. L’homme est comme un oiseau, il vole.
MM : Qu’est qui vous motive, après la littérature ?
GX : Je suis peintre. J’ai fait plus de 80 expositions personnelles dans le monde. C’est pourquoi je vole !
MM : Certainement plus avec le prix Nobel ?
GX : Là, je suis tombé dans un tourbillon ! J’en étais malade, très malade. Trop de voyages, trop d’activités… Je suis maintenant au régime végétarien. J’espère revenir à mon travail.
MM : Après un dernier voyage en Algérie ?
GX : (rires).
Par Mohamed Magani
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