Durant la décennie 30 du XXe siècle qui a vu le montage d’une commémoration fastueuse du centenaire de la colonisation, Alger ne compte pas plus de 200 000 habitants, mais n’en n’est pas moins considérée comme la quatrième ville de France… C’est à cette époque qu’un jeune démobilisé d’origine hispanique du nom d’Emmanuel Roblès (ayant déjà visité une bonne partie de l’Espagne mais aussi l’URSS, l’Indochine et la Chine du sud), découvre, à 400 mètres de la Grande Poste, une minuscule librairie «Les Vraies richesses» que lui fait connaître un passionné de théâtre et de littérature méditerranéenne, Albert Camus, qui a déjà à son actif
Révolte dans les Asturies…
Qui était Roblès ? Bien après le débarquement américain des années 40 en Algérie, Jean Sénac, venu lui aussi d’Oran s’installer à Alger, croque ce bel instantané de Roblès: «Petit, brun, toujours souriant derrière ses lunettes noires (…) Il est franc, chic et généreux, épris de poésie virile et avide de tirer de l’heure son maximum d’action et de joie, c’est-à-dire de vie. S’il prend parfois son bonheur au tragique, c’est parce que le sang andalou et le soleil africain hurlent dans ses veines»…
Mais le « hurlement de ces veines» c’était certainement la guerre civile entre franquistes et républicains que l’auteur porte encore en lui… Un violent affrontement d’armées (de plusieurs centaines de milliers de soldats chacune) qui avait dépassé les seules frontières d’Espagne ; une péninsule si pauvre où, comme le rapportait Federico Garcia Lorca lui-même , la femme de ménage chez ses parents était appelée au secours pour donner le sein au bébé d’une famille n’ayant qu’un unique habillement au point de s’isoler du monde lorsque ses membres devaient laver ce linge parce qu’ils étaient alors plus nus que des vers…Dès 1921 Lorca, poète andalou, avait déjà inscrit noir sur blanc dans sa poésie :
«Et mon sang dans les champs
sera un limon doux et rose
où viendront planter leurs pioches
les paysans épuisés de fatigue »…
A Alger, un petit cercle de jeunes «intellectuels» (qu’on appellera vraiment intellectuels après bien des effondrements et autres défaites sociales…) s’active fortement autour des questions sociohistoriques, culturelles et éthiques liées à cette proche Espagne méditerranéenne qui semble si profondément marquée par «la malédiction» de la mort.
Angoisse et fureurs…
On y trouve d’abord Jean Grenier, prof de philo au Lycée Bugeaud (Emir Abdelkader) qui a été l’enseignant d’Albert Camus et celui qui a orienté Edmond Charlot dans ses premiers pas pour fonder la libraire «Les vraies richesses»… Albert Camus lui–même (déjà marqué par les premiers signes de la tuberculose) met en scène La
Célestine, une pièce qui avait ouvert le siècle d’or du théâtre espagnol après la chute de Grenade au XVe siècle… Son thème : un amour tragique, mortel, amplifié par les agissements d’une entremetteuse sympathiquement rusée nommée Célestine…
Toujours dans le cadre du «Théâtre du travail» affilié au Parti communiste algérien qui avait inscrit à son répertoire d’amateurs «Les bas-fonds» de Maxime Gorki tout comme des pièces de Ben Johnson, d’Eschyle ou des adaptations de Malraux et de Dostoïevski, Camus faisait répéter à 22 ans sa première pièce d’actualité politique: Révolte dans les Asturies. Fruit d’un travail collectif, il en avait écrit le scénario en collaboration avec Yves Bourgeois, Alfred Poignant et Jeanne Paule Sicard. La pièce traite de l’insurrection des ouvriers des mines des Asturies en 1934 contre lesquels le pouvoir de droite, satisfait de voir Hitler arriver au pouvoir en 1933, fera plus d’un millier de morts et 30 000 prisonniers…
Si ce texte est la première plaquette qu’édite Charlot à 500 exemplaires, sans nom d’auteur, la pièce n’en sera pas interdite de représentation par Augustin Rozis, maire d’Alger. Sur ce dernier, un témoignage d’époque indique : «Le 10 mai 1936, quand le maire d’Alger, le Croix-de-Feu Augustin Rozis, sort de la cathédrale (actuelle mosquée Ketchaoua), plusieurs Croix-de-Feu et VN le saluent à la mode fasciste, au point de se faire huer par de jeunes partisans du Front populaire»… Nombre de murs d’Alger sont alors marqués de croix gammées ou de faucilles et marteaux peints sur les murs du centre ville et des quartiers périphériques. Le Front populaire (1936-1938) ayant accordé les premiers «congés payés» de l’histoire, les syndicats (laïcs aussi bien que chrétiens, comme le rappelle Pierre Chaulet dans ses mémoires…) mobilisait les travailleurs, les faisant défiler au rythme de l’Internationale sous les balcons de la rue Monge à dix mètres du point de chute des intellectuels à la libraire «Les vraies richesses», rue Charras, face à «La Pari¬sienne» connue de tant de générations d’Algérois et qui n’existe plus aujourd’hui…
En ce temps des marches ouvrières et des poings levés, le jeune Ferhat Abbas, dans une tournure de phrase sans équivoque, écrivait en août 1936 dans le journal «La Défense» : «…Nous assistons à un duel farouche entre la volonté du gouvernement central (Blum-Violette), qui veut faire quelque chose pour nous, et la non moins égale volonté de l’Administration algérienne (Gouvernement général d’Alger) qui ne veut rien faire». Les grands colons appellent à réprimer tout mouvement indigène pour ne pas «perdre l’Afrique du Nord» comme ils en accusent Léon Blum, Chef du Gouvernement, de vouloir le faire…
L’abbé Lambert, maire d’Oran où vit la plus importante communauté d’origine espagnole, appelle lui rageusement à «lutter contre le fascisme rouge» tout en admirant et soutenant Franco dont il ira serrer la main à Burgos… C’est justement dans deux journaux de gauche d’Oran «Le semeur socialiste» et «Oran Républicain», que le très jeune Emmanuel Roblès fait paraître ses premiers écrits sous différents pseudonymes tout comme, semble-t-il , un autre collaborateur de «Oran Républicain» qui a pour vrai nom… Boudali Safir, alors instit à Mascara…
Trente ans plus tard, Roblès dira lors d’un long entre¬tien publié au Seuil: «Avoir vingt ans au moment où d’effroyables bouleversements se préparaient, avoir l’âge de l’amour, de l’espoir, des grands élans vers la justice et la beauté juste au moment où le mensonge et la haine étaient partout, en Algérie comme en Espagne, En Allemagne comme au Japon, oui, j’enrageais et mes premiers écrits d’adolescence, qui exprimaient les états d’âmes communs à tous les jeunes gens, se transformaient peu à peu et devenaient des cris, de véritables cris d’angoisse et de fureur»(…)
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