Mémoires voilées…
Ils se sont connus, désirés, aimés, dans une maison marine, entre le silence de leurs étreintes et les embruns de la mer si proche. Mais leur idylle s’estompe. Ils ne pouvaient vivre d’amour et d’eau fraîche tandis que leur pays, l’Algérie, sombrait dans le chaos et l’horreur de la décennie noire. Berkane et Nadjia portent, chacun, en eux, plus qu’une «perte», une disparition et deviendront, eux-mêmes, des êtres disparus. Berkane, après une vingtaine d’années vécues en France, à Paris, avec sa compagne Marise, femme de théâtre qui l’a quitté, rentre au pays, comme tout émigré, rattrapé par l’âge et le remords. La cinquantaine entamée dans le gris perpétuel du ciel parisien, il ne s’est jamais remis de l’absence des terrasses ensoleillées et des matins sonores de sa Casbah natale où, enfant, familier de ses ruelles animées, il s’est pris au «jeu» de la résistance armée de ses aînés, a brandi avec son frère aîné, avant qu’il ne soit déployé, à l’unisson, par les femmes poussant des youyous sur les terrasses, le drapeau étoilé ce jour sanglant du 11 décembre 1960, rue Marengo. A son retour au pays natal, seul, il s’installe, seul, dans la maison familiale de Daouada marine, désertée, fermée, laissée à l’abandon, livrée elle aussi à la disparition des siens. Son frère aîné Driss habite Alger. Il y pose son maigre viatique, cherche ses repères dans l’immensité vide des chambres humides et froides. Le rivage ne l’attire pas. Il se lie d’amitié avec Rachid, un jeune pêcheur du coin qui le fournit en poissons frais. De son exil, il n’en a pas fait fortune. Une vieille Simca, une pré-retraite, une langue dans laquelle il cherche ses mots, ses émotions, ses manques et ses angoisses. Pourtant propice à l’écriture, la maison en bord de mer, située au second étage d’un ancien bâti, le premier étant aussi fermé par ses propriétaires, ne l’inspire guère. Naufragé dans son propre pays avec lequel il renoue à ses heures sombres, celles des années quatre-vingt dix, il est en proie à des cauchemars. Les feuilles étalées sur la table, restent désespérément blanches de ses angoisses. Que fait-il là alors qu’il était rentré, définitivement, à l’appel lancinant de ses lieux chéris d’enfance, la Casbah ! la Casbah ! Et son cri se répète, englouti par les flots de cette mer dont les vagues viennent lécher les fondations de cette maison comme « maudite » depuis tant de disparitions familiales, et d’autres « pertes » irrémédiables, emportées par les flots du temps, en son absence, lui, Berkane, le fils de la Casbah, des hauteurs, des résistances, des solidarités, des soleils insolents, des liens inextricables qui, comme ses venelles, s’entrelacent. A bord de sa vieille Simca, il quitte Daouada marine et file droit vers la blanche cité de ses ancêtres, celle, restée immaculée dans les souvenirs de son enfance, des patios bruissant de voix féminines, des ruelles achalandées, de dinandiers, de clameurs revigorantes des marchés bruyants d’éclats de vies et de langues arabes, berbères, dont les intonations, les inflexions de voix, les stridentes et les gutturales, inondent les quartiers de leurs musiques ensorcelantes. Mais il n’y trouve rien de tout cela, de naguère. Que des maisons délabrées, menaçant effondrement, des êtres fantomatiques, comme perdus dans une désolation architecturale. La Casbah de son enfance n’est plus, elle n’a pas attendu son retour tardif, un presque «chibani» nostalgique de ses hauteurs crues inviolables, imprenables. Malheur lui en prit de revenir dans le cocon fantasmé, idéalisédans ses illusions des lieux crus éternels. Que des murs branlants, des impasses aveugles, des terrasses borgnes et des patios désertés, sans femmes, sans enfants, sans parents. Des détritus. Des immondices. A son retour à Douaouda, à bord de sa voiture, il est agressé par une bande de jeunes qui le poursuit dans le tohu-bohu de la capitale, dégonfle un pneu de sa voiture et tente de lui extirper sa sacoche posée sur la banquette arrière. Il échappe à un guet-apens de cette bande organisée. Quelle douche froide, quelle désillusion ! Où alors retrouver l’enfance, ses images, ses odeurs, ses magies, ses musiques, ses fondations ? Dans l’écriture ? Cette maison fouettée par les vents marins, n’est, aussi, que désolation, un point de chute morbide. Et malgré la présence de Rachid qui, chaque matin, l’accueille de sa jovialité et de son panier de poissons, Berkane sombre dans ses délires. Il n’est pas revenu de son exil pour végéter, pourrir, mourir dans cette maison qui n’a plus rien de familiale. Jusqu’au jour, lumineux, où cette femme, comme sortie d’un conte fabuleux, vient elle aussi, se ressourcer dans la maison familiale, celle du rez-de-chaussée. Elle s’appelle Nadjia, la quarantaine entamée. Elle y pose, non pas ses valises, mais son être défait, après tant de voyages à travers les capitales du monde, elle aussi, sur les traces, comme lui, de ses paradis d’enfances perdues. Ils se reniflent comme deux bêtes aux abois. Elle aussi est revenue par l’appel lancinant d’une « disparition », celle de son enfance insouciante, merveilleuse, dans une grande maison pleine de vie et d’insouciances, où, dans le jardin buissonneux, fermé aux regards indiscrets, elle a appris le langage des fleurs, de la musique dont était féru son grand-père. Elle raconte à Berkane son enfance comblée à Alger, dans la somptueuse demeure familiale. Cegrand- père, Larbi, appelé affectueusement « Baba Sidi » riche commerçant, amateur d’art et de musiques, flambe ses deniersdans des réceptions mondaines en ces temps où la Casbah gronde sa colère contre l’occupant français.Il paie grassement ses cotisations au FLN. Que de fois, il a été mis en demeure de verser une part importante de sa fortune à la résistance qui n’en démord pas. Acculé, presque mis à la ruine, le grand-père se croyant à l’abri dans ses retranchements, est tué à bout portant, un matin, à la sortie de son opulente résidence, par le FLN, sous les yeux ahuris de son fils qui l’accompagnait. Berkane et Nadjia, comme deux êtres naufragés, avant la noyade, corps entrelacés, fondus, ivres de voluptés, creusent ce qu’il leur reste dans cette déshérence, dans leur mémoire respective, des souvenirs d’enfance dans la guerre de libération, se surprennent à en revivre des faits marquants qui,tandis que les « fous de Dieu » sèment la mort à Alger, ressurgissent de leur affect mis à rude épreuve. Les figures évoquées par Berkane, son oncle de la Casbah, si tendre et rêveur, qui, n’ayant pas respecté le couvre-feu, en manque d’opium, est tué par les soldats; son frère Driss qui, adolescent, en cette matinée du 11 décembre 1960 a brandi le drapeau défiant les informations données par la radio sur les premières heures de la manifestation rue Marengo : « La Casbah est calme, il n’y a pas lieu de s’inquiéter ». Driss, le frère aîné de Berkane, arrêté, torturé, a désappris, dans les geôles coloniales, auprès des prisonniers, le langage commun de la Révolution, celui du nationalisme sectaire. Il évoque ce prisonnier messaliste sauvé du lynchage par codétenu au nom du principe des droits de l’Homme ; il a tendu l’oreille à un politique aguerri qui, déjà, quelques heures avant le cessez-le-feu, parle de l’exigence de l’avènement d’un état « laïc » ; un mot qu’il ne comprend pas et qui n’a pas de résonance linguistique dans sa langue maternelle, l’arabe. Intraduisible. Dangereux et synonyme de « mécréant » ! Berkane et Nadjia s’enveloppent ainsi de leur enfance respective et tentent par cette évocation, de comprendre le mal qui ronge le pays, vingt ans à peine après l’indépendance, à la veille des élections législatives de 1991. Etres défaits, désemparés, déracinés, ils ont consommé leur passion amoureuse dans cette maison marine devenue prison. Nadjia à peine rentrée de ses déambulations à travers le monde, reprend ses errances après l’abandon aux sensations de l’amour. Elle quitte Douaoudamarine, un matin, pour l’Italie. Berkane se réveille de sa torpeur et pour combler la béance de la « disparition » de Nadjia, de sa langue arabe si douce, si succulente, abreuvée de tendresse, de ses « habibi » langoureux, il écrit, se refuse à l’abandon, à la défaite d’une vie. Le roman, en fait, est son journal arraché à la décrépitude et la mort préméditée de sa Casbah natale, au chaos du nouvel ordre qui éradique l’intelligence. Il sait qu’en cette année 1991, l’heure est grave. Mais que faire ? Résister par l’écriture et par une inlassable quête de son enfance, de ses origines, de ses langues disparues avec ses parents. Marise, bien qu’ayant toujours avec elle quelques relations distantes, a refait sa vie ; Nadjia ne donne plus de ses nouvelles, son frère Driss est lui aussi emporté par la tourmente de cette année de tous les dangers, prélude à l’apocalypse et Rachid, le pêcheur, se fait de plus en plus absent. Berkane vit suspendu entre les traumatismes de son enfance et les déchirures de son pays qu’il ne reconnaît plus, comme s’il vivait dans un pays étranger, plus étranger que la France qu’il a quittée. Entre Marise et Nadjia, il n’eut qu’un leurre ! Il doit se dépêtrer, se libérer de ses chaines, de ses démons, finir le travail d’archéologue de sa propre enfance et adolescence puisque son présent est mort. Il quitte la maison et à bord de sa vieille voiture prend la direction de l’est, vers les terres originelles de ses aïeux. Sa voiture est retrouvée près de Draâ Ben Khedda, portières ouvertes. Berkane a disparu. Dans ce roman à plusieurs tiroirs, le lecteur retrouve les thèmes fondamentaux de l’oeuvre d’AssiaDjebar : la solidarité intime des langues, le français, l’arabe et le berbère, fondues dans la richesse des langages de créations, de traditions et de génies populaires ; l’Histoire de la guerre de libération décalée de l’unanimisme idéologique, qui se conjugue toujours avec la « petite » histoire de vécus humains dans leurs complexités. Dans sa quête d’une langue littéraire partagée entre une profonde sensualité et un indéracinable ancrage aux idéaux de liberté, AssiaDjebarréinvente l’Algérie à l’unisson du monde, comme une pate à modeler entre des mains d’enfants.
Suite de l’article dans la version papier
abonnez-vous à L’ivrEscQ
Il n'ya pas de réponses pour le moment.
Laissez un commentaire