L’ivrEscQ : La Tache aveugle aborde principalement l’idée du manque le long de votre trame. Est-ce une hantise ?
Emmelene Landon : Effectivement, mon roman se tisse autour du manque, un sentiment qui fait partie de la condition humaine comme le dit bien Camille Claudel : «Il y a toujours quelque chose d’absent qui me tourmente». L’être humain est condamné au manque, à la maladie, à la vieillesse, aux disparitions, aux accidents, aux fléaux… et à tous ces aspects lourds que la vie lui inflige. Certes, personne n’est à l’abri des griefs et des malheurs qui peuvent surgir à chaque instant de notre vie et nous exposer ainsi aux affres du désespoir ; mais nombreuses sont les attitudes que le commun des mortels peut adopter face à une alternative : sombrer dans un effroi fatal ou alors canaliser ce sentiment -le manque- qui guidera jusqu’au tréfonds de l’âme pour y puiser d’autres raisons d’être. À la lumière de ce qui est dit, Diotime en sera l’illustration dans le roman. Elle perd la vue suite à un accident, mais il lui reste sa passion, la peinture dans laquelle elle reprend et se ressource. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, la beauté des peintures de Diotime réside dans son obstination, dans sa volonté tenace de vivre en dépit qu’elle ait cette infirmité, la cécité. Mais loin de se recroqueviller dans cette passion et de se cloîtrer dans une coquille qui la sépare du reste du monde, elle se lance dans la vie, accompagnée par Susannah et Fanny, ses soeurs. Ainsi, elle se laisse guider par son imagination au rythme des battements de son coeur, elle visite l’Angleterre, l’Italie avant de plier bagage vers l’Australie.
L. : Votre roman est une réflexion sur la création artistique, l’art pictural, et déborde de mots techniques – relatifs à la peinture – et de noms de peintres, pourquoi autant de détails ? Votre écriture oscille aussi entre réel et fiction, présent et passé, style qui pourrait créer un certain «vertige» chez le lecteur…
E. L. : Certes, le roman déborde d’un vocabulaire relatif à l’art pictural et de noms de peintres émanant de mon désir de les ressusciter, vu leur importance ; mais cela ne signifie pas forcément que les amateurs en peinture éprouveraient des difficultés à le lire : nombreux sont les lecteurs qui m’ont confié que, bien qu’ils ne comprennent pas la peinture, La Tache aveugle leur a permis de comprendre le peintre et à mieux appréhender cet art. Quant à ce que vous appelez «vertige», que peut créer mon style, je pense qu’il est l’éternel compagnon de chaque instant, de chaque pas de ma vie. Le coeur même, le point culminant du roman réside dans le mystérieux accident qui se déroule à l’atelier des Beaux-arts. Le lecteur ne comprend pas s’il a vraiment eu lieu ou si c’est uniquement le fruit de l’imagination des trois soeurs. À de partir de cet accident, l’intrigue du roman sillonne en titubant sur un cheminement, où réel et imaginaire s’enchevêtrent, style qui peut, effectivement, noyer le lecteur dans une sorte de tourbillon , de vertige.
L. : Gaspadine Shtukkenberg et Alexander Cozens, deux personnages d’origine russe. Quel rapport avez-vous avec la Russie ?
E. L. : Cela est lié à mon expérience personnelle : à l’âge de six ans, en quittant l’Australie au bord d’un bateau, nous avons traversé la Russie. Des années après, je la revisite, mais cette fois-ci ma déception sera grande face à certains phénomènes de la corruption et autres crises, dans lesquelles baigne ce pays; néanmoins, la Russie continue toujours à me fasciner, et si je l’évoque, c’est par amour. Shtukkenberg, par son désintéressement, représente le déclin de la peinture. En effet, la peinture n’est plus vraiment enseignée aux Beaux-arts. Elle a malheureusement cédé place à d’autres techniques telles que l’art conceptuel ou la vidéo. La Tache aveugle se veut donc un hommage à Alexander Cozens, illustre peintre anglais du XVIIIème siècle. L’idée même d’écrire ce roman est née à l’instant où mes yeux avides et curieux voient pour la première fois les «taches», les peintures de Cozens. Émerveillée, ensorcelée par cette beauté émanant de ces peintures, j’ai pris la décision de les ressusciter et de les éterniser à travers mon roman.
Suite de l’entretien dans la version papier
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