L’IvrEscQ : Quelles sont les grandes problématiques dans la «Pensée» libre en Islam ?
Ghaleb Bencheikh :
Tout d’abord, il faut s’atteler effectivement aux grands chantiers titanesques de la pensée philosophique, théologique, politique et juridique en contexte islamique. Les questions relatives au pluralisme, à la laïcité, à la liberté de conscience, à la déconnexion du temporel d’avec le spirituel, à la désintrication du politique d’avec le religieux sont fondamentales. Et, il faut y répondre. L’idéologisation de la tradition religieuse islamique et sa domestication pour d’autres fins que spirituelles sont un problème majeur pour nos sociétés en cette deuxième décade du vingt-et-unième siècle. Des questions épineuses demeurent. Elles ne sont pas réglées, à l’exemple de la criminalisation de l’apostasie. Cela reste, un point aveugle dans la pensée islamique. Ne pas les traiter entraine l’engourdissement et l’ankylose de la dite pensée. Assister d’une manière passive à cette régression terrible est intolérable. Il est temps de se réveiller en procédant par une investigation dévastatrice de tout le patrimoine sédimenté et sacralisé, alors qu’il n’est qu’une construction humaine d’acteurs sociaux. Nous en appelons à une pensée subversive qui nous fasse sortir de tous les enfermements doctrinaux et qui nous libère des clôtures dogmatiques. Il est temps de dégeler les glaciations idéologiques.
L. : Pourquoi la philosophie au moment où toute la souffrance des printemps arabes se bat sur un terrain sociopolitique et identitaire ?
G. B. :
Il faut aussi investir intellectuellement le champ de la pensée philosophique. Celle-ci reste falote en contexte islamique. Au lendemain du recouvrement des indépendances, les gouvernants des Etats ont voulu, non sans raison, gagner la bataille du développement en formant des ingénieurs et des médecins, mais ont délaissé la réflexion philosophique. Et, le naufrage de l’université dans ces disciplines est patent. Aussi, est-il judicieux d’accompagner ces mutations et ces luttes qui sont sur le terrain sociopolitique par l’exercice de la raison. Quant à la dimension identitaire, si elle n’est pas altérée ni blessée elle donne lieu à l’estime de soi et à l’apaisement intérieur. Selon la métaphore de la patineuse qui réalise le plus de figures artistiques et acrobatiques lorsqu’elle a une colonne vertébrale solide. Il en est de même de l’identité. Il faut la connaître, en être fier, sonder sa profondeur historique, déployer son héritage civilisationnel, accepter avec sérénité son évolution et ses interactions avec d’autres «identités».
L. : Révélation / philosophie quels paradoxe ?
G. B. :Il faut savoir distinguer les registres. Celui de la révélation relève de l’irrationnel de la foi et on l’aborde théologiquement. Mais, qu’est-ce la théologie ? Si ce n’est, en dehors de sa définition étymologique classique : tenir un discours sur le divin, l’intelligibilité de la foi mise à l’épreuve du temps. La foi doit être toujours en quête d’intelligence. Les auteurs latins avaient raison lorsqu’ils disaient : fides quarens intellectum. Quant au registre de la philosophie, il est celui où l’on aiguise l’esprit pour qu’il dissèque quasiment comme le scalpel les problématiques idéelles et intellectuelles. J’ajoute dans le sillage de ce qu’affirmait déjà Averroès dans son traité décisif – non qu’il faille le convoquer maintenant sans l’interroger, mais pour nous inspirer de son audace intellectuelle et de sa hardiesse morale – que s’il devait y avoir une quelconque contradiction entre le sens obvie de la révélation et le raisonnement philosophique, c’est à la révélation de céder le pas devant la philosophie, parce que, in fine, «la vérité ne contredit pas à la vérité, mais l’accompagne et témoigne pour elle…»
L’islam s’adresse souvent à «Oulou Al Albab», les gens du savoir, les sages, les esprits rationnels. Même fort de cette prescription du texte coranique, le monde musulman s’obstine à briser les maillons rationnels de la philosophie. Pourquoi, selon vous ?
G. B. : Comme vous dites si bien, à croire qu’on s’obstine à briser les maillons rationnels de la philosophie. Or, le sommeil de la raison produit des monstres selon Goya. Il est temps donc de la sortir de sa profonde léthargie, en transgressant ce qui apparaît comme un tabou: déplacer les études sur le sacré vers d’autres horizons cognitifs et porteurs de sens. Pour cela, il faut peut-être interroger la validité du procédé qui consiste à aller puiser dans la révélation coranique toutes les réponses à nos problématiques actuelles sans compréhension, sans exégèse, sans connaissance. En réalité, le concours des sciences de l’Homme et de la société, les fameuses SHS, est précieux. Nous avons non seulement besoin de libérer la pensée, mais aussi d’appliquer la batterie de disciplines que sont la médiologie, l’herméneutique, la sémiologie, la philologie, la linguistique, l’historiographie, etc., afin de mieux comprendre, mieux saisir et laisser place à l’intelligence.Malheureusement à cause de ce que d’aucuns appellent, dans le sillage de Mohammed Arkoun, l’ignorance institutionnalisée, on continue à endormir le peuple par des paroles éculées sans aucun examen critique. On ne fait que reprendre le commentaire sur le commentaire. On continue aussi à croire qu’il vaut mieux construire des grandes mosquées à des coûts exorbitants pour y enseigner la «sainte ignorance» avec des concepts éculés, des idées obsolètes et une tradition sclérosée. Alors que des instituts d’islamologie appliquée modernes contemporains aux standards universitaires drastiques auraient été beaucoup moins onéreux et surtout plus salutaires pour sortir de l’ornière dans laquelle nous nous débattons depuis des lustres.
L. : Pourrait-on un jour concilier la raison et la foi, la révélation et le «questionnement philosophique» ? Abraham, l’ami de Dieu, «khalil Allah», a été l’initiateur du questionnement philosophique sur la genèse, la création et de l’usage de la raison !
G. B. : La question n’est pas: pourrait-on un jour? Elle est: quand doit-on concilier …? Parce que la réponse est vitale. Elle est déterminante et structurante. Simplement, il ne s’agit pas de concilier artificiellement la foi et la raison dans un énième débat sans interroger la modernité, sans critiquer cette raison raisonnante, sans sortir de la clôture dogmatique de l’esprit moderne cette fois-ci. En réalité, il incombe aux croyants musulmans, hommes et femmes de foi et de spiritualité, avec une rationalité méta-moderne, d’allier les ressources inventives de la techno-science et l’irréductibilité de la foi. Ils doivent savoir conjuguer avec une «nouvelle» raison émergente l’invariant besoin de transcendance et les défis épistémologiques et cognitifs induits par la révolution numérique, les nanotechnologies, l’intelligence artificielle, en somme, le sens à donner à l’humain en ces temps incertains de changement de monde. Les musulmans peuvent et doivent témoigner d’une invincible espérance et d’une spiritualité vivante, avec une raison émergente qui n’est plus duale, mais plutôt une raison qui sous-tend une éthique au-delà du bien et du mal, qui vit une spiritualité élévatrice au-delà de l’utile et de l’inutile. Cette raison pourra apprécier une esthétique par delà la laideur et la beauté. Les approches binaires du monde et des relations ne nous avaient pas prémunis ni immunisés, ni maintenant ni à travers l’histoire, contre le totalitarisme, contre le fascisme ou contre la barbarie nazie, ni contre le fanatisme ou l’extrémisme religieux mortel.
L. : Les crises, différentes crises que le monde musulman a connues, et connaît toujours, sont-elles une conséquence du ratage de l’approche rationnelle de Dieu ? De la Pensée musulmane ?
G. B. : Je ne sais pas si ces crises sont-elles dues au ratage de l’approche rationnelle de Dieu, parce que dans un contexte de foi et de croyance monothéiste, parler de Dieu et discourir sur le divin ne se font pas que dans une veine rationaliste. Toutefois, s’interdire jusqu’à la pensée et ne pas oser réfléchir, ne peut mener …
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