En septembre dernier, un colloque a rendu hommage à Mohammed Dib, le fils de Tlemcen, le fils de l’Algérie et de ses heures de combat pour l’indépendance. Ce colloque sur l’un de nos plus grands écrivains, qui s’est déroulé à la Maison de l’Amérique latine, à Paris, était parrainé par le Ministère délégué chargé de la Francophonie français, en collaboration avec l’Institut français et avec le soutien de la Maison de l’Amérique latine. Avec cet hommage fait sous la direction scientifique d’Abd El Hadi Ben Mansour de l’Université de Paris IV-Sorbonne, L’ivrEscQ ne pouvait pas ne pas présenter l’importante communication de Guy Dugas, professeur des Universités IRIEC-Montpellier 3, sur le père de La Grande Maison qui fit les délices de toute une génération d’Algériens, mais aussi de Qui se souvient de la mer ou d’Ombre gardienne…
Ma volonté dans cet hommage à Mohammed Dib était, dans la lignée du travail de génétique et de critique sur les avant-textes que mène depuis trois ou quatre ans le groupe «Manuscrit francophone» de l’ITEM-CNRS et de l’IRIEC-UPV, de m’intéresser aux brouillons de certaines œuvres comme la trilogie Algérie ou Qui se souvient de la mer, ainsi qu’à la correspondance de Dib relative à ses débuts littéraires.
Les conditions d’organisation un peu précipitées de cette journée ainsi que le contexte dans lequel elle se déroule, en pleine rentrée universitaire, ne m’ont permis de le faire qu’à un niveau élémentaire, à partir de quelques éléments de correspondance inédite : Dib- Sénac, Dib-Roblès, Dib-Millecam ou Dib-Monnoyer, sur une dizaine d’années, du milieu des années 40 à l’éclatement de la guerre d’Algérie, en me situant délibérément du côté du contexte et de la réception.
Je remercie les ayant-droits qui m’ont fourni ces lettres à partir desquelles je vais tâcher de cerner un peu plus le contour des amitiés algériennes de Mohammed Dib et, au-delà, sa participation à l’émergence d’une littérature maghrébine de langue française.
En 1949, au retour d’un voyage en Amérique du Sud, Albert Camus évoque publiquement la naissance d’une Ecole nord-africaine des Lettres regroupant les écrivains de l’école d’Alger et quelques jeunes écrivains indigènes venant à l’écriture. Sensiblement au même moment, alors que quelques revues comme Forge de Roblès (1947-1948), Soleil (1950-1952) puis Terrasses (un seul numéro, celui de juin 1953) de Jean Sénac et, avec un peu plus de réussite, ou du moins de durée, Simoun de Guirao (195-195), tentent avec difficulté d’affirmer cette solidarité d’écriture, les rencontres de Sidi Madani, au premier trimestre de 1948, passent pour représenter un moment très fort de fraternité et de partage –«une espèce d’abbaye de Thélème pour écrivains et artistes»– selon Gabriel Audisio qui ajoute : «On y vit ensemble ou successivement des Jean Cayrol, Francis Ponge, Raymond Queneau, Albert Camus, Henri Calet, Michel Leiris, de Kermadec, Brice Parain, Jean Tortel… On y attendait Eluard, Paulhan, Sartre, Breton… En visiteurs venaient Dermenghem, Dib, Roblès.»1
En visiteurs seulement, mais sans grand enthousiasme, on y invita, en effet, quelques écrivains algériens comme le très jeune Kateb Yacine, qui renonça à faire le déplacement, ou Mohammed Dib, qui le fit… et en conçut une terrible déception :
«Non, je n’ai rien consigné qui soit relatif à cet événement. j’ai été tenté de le faire, mais j’y ai renoncé pour ne pas avoir à signaler certains détails peu à l’honneur des organisateurs, comme par exemple de nous avoir logés, nous seuls, trois ou quatre prétendus écrivains algériens que nous étions, dans les sous-sols de l’hôtel, sans chauffage, pourtant nécessaire à ce moment-là de l’année, et sur des lits sans literie. Mieux vaut oublier ça.»2 Sur quelle base -union des communautés ou rupture postcoloniale, volonté de prolonger une fraternité ou affirmation d’une irrémédiable altérité– va donc se construire la nouvelle littérature algérienne ? Dans ses Années Camus, premier tome de ses mémoires, le romancier Jean-Pierre Millecam, sans doute celui qui a le mieux métaphorisé dans son œuvre l’indissoluble «mixte franco-algérien» dont parle Bourdieu, dresse un portrait soigné du Mohammed Dib des années 50 : «A mesure que la guerre approchait, je me liai davantage avec Dib. Son accueil était à son image. Je le faisais rire, mais il gardait les lèvres serrées, d’abord par pudeur, comme pour calfeutrer des sentiments qu’il savait vifs, non seulement ceux dont j’étais l’objet, mais les autres aussi, ceux que lui inspirait le monde sur le point de chavirer –peut-être aussi parce que l’émail de ses dents était la proie, à certaines périodes, du cabinet du dentiste.
Nous parlions peu de nos livres. Il n’aimait pas les compliments. Son humilité plaçait très haut son idéal de poète. Les applaudissements le mettaient mal à l’aise :
il souffrait d’un accueil qui saluait le message, quand le message, dont l’importance avait quelque chose de révolutionnaire, masquait les soins extrêmes du style, de l’oeuvre d’art. L’art, au fond, résumait son ambition. Il voulait l’enveloppe splendide, nécessaire, sans vice, au moins autant que le fruit délectable qu’elle recelait. La suite de ses romans, quand le dernier coup de feu de la guerre eut été tiré, le prouve. Je me souviens d’une lettre que je lui adressai de Casablanca, où je lui faisais compliment d’un de ses derniers livres.
Son ouvrage, me répondit-il, était peu de chose en comparaison de la tragédie que son peuple vivait jour après jour.
[…] Il était communiste, comme la plupart des Algériens qui, à cette époque, devançaient le signal de la lutte.3
Une dizaine d’années après ses déclarations initiales, Albert Camus, prenant acte de tels engagements, se montrera beaucoup moins optimiste, concédant au journal parisien Demain que ce groupe naissant des intellectuels d’Afrique du Nord, cette «communauté des écrivains algériens français et arabes que nous avons construit par la seule vertu d’un échange généreux et d’une vraie solidarité», est coupée en deux, provisoirement.4
Ce que je voudrais aborder dans cette communication, c’est bien la façon dont le jeune Dib a vécu cette utopie et sa rupture, ainsi que les conditions de ses premiers engagements intellectuels et littéraires.
Je garde en mémoire qu’il s’était présenté à l’hommage rendu à Emmanuel Roblès par le Centre culturel algérien de Paris, le 29 février 1996, un numéro de la revue Forge à la main. Pourtant, ce n’est pas dans Forge, revue à laquelle il donna l’un de ses premiers et singuliers poèmes5, ni par l’intermédiaire d’Emmanuel Roblès que Dib a débuté, mais bien grâce à certaines rencontres en un tel contexte paradoxales –au premier rang desquelles celle de Jean Cayrol à Sidi Madani précisément6, qui l’introduira aux éditions du Seuil, où La Grande Mai¬son (1952) inaugurera par pure coïncidence la collection «Méditerranée» créée par Emmanuel Roblès quelques semaines après la signature du contrat unissant Dib à cette maison d’édition7. Mais c’est aussi à Jean Cayrol que Mohammed Dib doit d’avoir été introduit –cela est moins connu– dans le milieu des écrivains de la Résistance : Pierre Anselme, Francis Jeanson ou Louis Aragon, qui, avant de préfacer Ombre gardienne en 1961, jouera quelques années plus tard dans les Lettres Françaises un rôle important de défense des premières œuvres et des engagements de Dib, critiqués à droite comme à gauche, en en soulignant l’irrédente singularité.»(…)
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