… Un jour, en rentrant des champs avec mon troupeau, je croisai mon vieux maitre. Il s’approcha de moi, mit sa main sur mon épaule et dit ému : «Rabia, courage, je connais ta ténacité –Tes efforts en classe ne seront pas vains. Un jour tu seras récompensé.» J’étais en colère contre le destin, mais je ne m’avouais pas pour autant vaincu. Je ramassais des olives pour les vendre, je louais mes bras dans les chantiers, je faisais toutes sortes de petits travaux pour gagner de l’argent. Il m’a fallu assez pour mon voyage en France, car je ne rêvais que de ça. Partir, partir loin d’ici. Un jour, en compagnie de mon ami Belkacem –futur Moudjahid– je fis une escapade. Nous quittâmes le village pour aller conquérir la Mitidja, le Sahel. J’ai fait le portefaix à la guerre d’El Harrach– j’ai déchargé des camions de briques, de tuiles. Je me suis blessé au genou, une cicatrice que je garde encore. J’ai dormi dans les hammam, dans les champs de vigne, dans des hangars sordides. Toujours en mouvement, j’ai sillonné les routes de Sidi-Moussa, de Boufarik, de Douira, et parvenu enfin à Baba Hassan, un colon m’offrit du travail, comme domestique de maison. Si je n’étais pas resté longtemps dans cette demeure cossue où j’étais bien nourri, c’est à cause d’un malentendu. La patronne avait la manie d’exprimer son mécontentement par cette expression : «nom d’un chien!». «Ce n’est pas ainsi qu’on balaie, nom d’un chien !… J’étais blessé dans mon amour propre, car je pris cette interjection pour une insulte. Aussi, je pris congé de mon patron sans même demander mon dû : Le salaire de 10 jours de travail. Au bout d’un mois, je rentrai à la maison, amaigri et plus amer qu’à mon départ. Je maudissais mon sort, en reprenant mon rôle de berger. Dès lors je haïssais tous les moutons du monde. Aussi, je faisais fi des recommandations de mon père : «Attention au chacal.» Je passais mon temps à faire des projets d’avenir –Je rêvassais– et pendant ce temps, ce qui devait arriver arriva, un chacal s’était attaqué au plus beau de mes moutons et l’avait éventré. C’était penaud et bien triste que je rapporte la nouvelle à mon père. Je n’ai jamais vu celui-ci aussi abattu. Il ne me frappa pas. Il leva seulement les mains vers le ciel et dit : «Mon Dieu, pourquoi ça ?» Pour l’aïd de 1949, nous n’eûmes pas de moutons à sacrifier, mais des voisins charitables nous avaient offert de bon cœur gigot, épaule et même une tête de mouton, car rien ne vaut le bouzlouf de l’aïd. Mon oncle Méziane qui ne manquait jamais à la tradition m’offrit cette fois un billet de 100 francs. Oh ! Cher tonton, si tu savais, toi qui repose au cimetière d’Ain Zaoua, si tu savais tout le bonheur que tu as donné ce jour- là à un jeune homme, c’était moi, qui rêvais de conquérir la France. L’eldorado dont je rêvais n’était finalement qu’un enfer comme on le verra dans mes souvenirs du temps perdu. Au printemps de l’année 1950, je fis mes comptes, j’avais amassé la somme de 4000 francs, assez pour me payer un billet de bateau Alger-Marseille. Une fois sur le sol français, advienne que pourra. Pas de temps à perdre, je me fis délivrer une carte d’identité par la commune mixte de Dra-El-Mizan en passant par l’intermédiaire de caïd Benamar que je gratifiais d’une pièce de monnaie, chose courante à cette époque. Je n’eus à souffrir que de deux voyages de 30 km à pied, aller et retour entre mon village et Dra-El-Mizan. J’achetai à un fripier de Boughni une chemise, un pantalon et une veste. Le pantalon était trop long, je le fis raccourcir par le tailleur du village. Ensuite je fis signer à mon père une autorisation paternelle me remettant aux bons soins d’un adulte, en l’occurrence, Haddadi Mohamed, cousin maternel. Haddadi était à l’époque instituteur à l’école de Merdja et chaque année, bénéficiant d’un voyage gratuit par bateau en classe touristique ne manquait jamais de se rendre en France. C’était donc en compagnie de ce futur écrivain auteur du Combat des Veuves que le 20 juin 1950, j’embarquai sur la «Ville d’Alger» en partance pour Marseille. Cet homme bon sera plus tard un de mes meilleurs amis. Pendant la Guerre de libération, il enseignera à l’école de la cité Nador, Clos Salembier, sous la direction de Mouloud Feraoun. Il faut croire que la cité Nador a inspiré quatre écrivains : Feraoun, Haddadi, Leïla Sebbar et moi. Ce voyage tant désiré, je crois que je l’aurais fait même à la nage. Je n’eus de gros chagrin qu’au moment ou je fis mes adieux à ma chère mère en larmes. «Va, mon fils, me dit-elle en sanglotant, tu as ma bénédiction». Je m’arrachai de ses bras en pleurs. Cette image poignante je la garde encore en moi. De prime abord, j’étais déçu en foulant le sol français. Ce n’était pas la France de mes livres que je trouvais. Je ne sais pourquoi, j’avais cette impression…
A suivre
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