Venise en hiver est un roman relativement tardif dans l’oeuvre d’Emmanuel Roblès, puisque paru en 1981 alors que l’auteur, né en 1914 (nul ne peut l’ignorer en cette année où l’on fête son centenaire) avait alors 67 ans.
Roblès écrit une œuvre romanesque où l’actualité politique, sociale, en tout cas événementielle, est souvent perceptible ainsi que les courants de pensée qui l’accompagnent. Situant son roman en Italie, à la fin des années 70 du siècle dernier et jusqu’en 1980, l’écrivain concentre sa représentation de ce pays sur ce qui y est alors un drame extrêmement meurtrier, c’est-à-dire le terrorisme, d’extrême droite comme d’extrême gauche, chacune des deux catégories étant représentée par des groupes armés extrêmement violents. Il est plusieurs fois question dans Venise en hiver de celui qui s’appelle Ordre noir, auquel l’auteur accole l’étiquette de néo-fasciste, et le roman donne au moins un exemple de ses agissements : On relatait l’assassinat (revendiqué par Ordre noir) d’un professeur de Gênes. Ses meurtriers, trois jeunes gens, s’étaient introduits chez lui, l’avaient attendu, cachés dans un débarras, et tué à coups de revolver en présence de sa femme et de son fils. (p.132) Mais on parle beaucoup aussi d’un groupe d’extrême gauche, les Brigades rouges qui se rendirent célèbres en 1978 par l’enlèvement et le meurtre d’Aldo Moro, président de la Démocratie chrétienne. D’autres groupuscules de la même obédience, comme Prima linea, prétendent dépasser sur sa gauche le Parti communiste italien, comme le font aussi les syndicats : Anna-Maria leur apprit qu’à la Montedison, des envoyés du Parti communiste et des syndicats étaient venus, la veille, mettre en garde les ouvriers contre l’action des Brigades rouges et des groupes terroristes en général. (p.122)
Ceux de ces groupes qui se donnent comme politique de mener une lutte armée contre les serviteurs de l’État, policiers, magistrats, hommes politiques et journalistes, du fait que celui-ci est totalement corrompu. C’est pourquoi malgré l’horreur des crimes commis, une partie de la population ne les condamne pas. Et pourtant, il y a aussi parmi ces groupuscules activistes beaucoup de gangsters et de tueurs à leur service. Il se peut que le héros du livre, Lassner (Italien malgré son nom) soit victime de ce banditisme plus ou moins mafieux, pour avoir photographié à l’improviste deux tueurs à moto à l’instant précis où l’un d’eux abattait le substitut du procureur au volant de sa voiture. Quoi qu’il en soit, le nombre de morts violentes est considérable, et Roblès donne à entendre des chiffres qui sont sans doute ceux de l’année 1980 : Savez-vous combien il y a eu d’attentats l’année dernière dans la seule région vénitienne ? Soixante-cinq ! Bien sûr, c’est moins qu’à Rome où l’on en compte six fois plus pour la même période. Ou qu’à Milan ou Gênes… (p.203).
La condamnation portée par Roblès contre ces agissements est absolument sans réserve, ils sont impitoyables, inhumains, et parfois teintés de sadisme : Il se rappela un communiqué —après un attentat particulièrement sanglant de «Prima Linea», à moins que ce ne fût des «Noyaux armés» et du ton de réelle jouissance, de jubilation que révélait le texte (p.98). Comme le dit l’un des personnages, on voit mal comment une société apaisée pourrait naître de ces flots de sang !
On peut supposer que Roblès suit en cela la position du Parti communiste, et aussi son propre humanisme anti-fasciste (dont sa pièce de théâtre Montserrat constitue le plus éclatant manifeste) mais on voit bien aussi à quel point il se situe dans la continuité des thèses exposées par son ami Albert Camus dans L’homme révolté, un essai paru trente ans plus tôt mais toujours actuel dès que le terrorisme sévit où que ce soit. On sait en effet que dans ce livre célèbre, Camus condamne la terreur dite révolutionnaire lorsqu’elle prétend justifier tous les meurtres qu’elle commet sans contrôle au nom du but qu’elle s’est fixé. Il est tout à fait clair que dans Venise en hiver, Roblès condamne lui aussi le terrorisme qui pendant au moins une décennie a mis l’Italie à feu et à sang.
Cependant, s’agissant des prises de position qui caractérisent l’époque, c’est-à-dire les années 1960 à 1980, le roman de Roblès en exprime une autre non moins claire-ment, et avec une grande fermeté. Il s’agit du féminisme, tel qu’il en comprend la signification et la nécessité, et qu’il fait vivre par son héroïne Hélène de façon pratique, comme une découverte existentielle. Hélène est l’image même d’une jeune femme à laquelle on a imposé une conception du féminin qui a sévi pendant des siècles et des millénaires, et qui en très peu de temps pendant son séjour à Venise va parvenir à s’en dégager grâce à son amour pour Lassner. Ce «on» qu’elle a subi auparavant désigne à la fois sa mère et celui qui s’est imposé à elle comme amant, André. De celui-ci, l’auteur fait manifestement un portrait de «macho», mot qu’il met dans la bouche d’une vieille dame devenue rebelle par haine de son mari. Cette dame est animée par une passion anti-mâle (p.228), ce qui n’est certainement pas le cas d’Hélène ni de l’auteur, mais on sent bien que celui-ci adhère à la dénonciation de la domination masculine qui a pris toute sa force avec le féminisme radical, à partir de 1960. Et l’on sait que dans les deux décennies qui suivent, en tout cas à partir de 1970 et dans le prolongement de mai 1968, le Mouvement de libération des femmes ou (MLF) s’est appliqué à analyser tout ce qu’il y avait de plus insupportable et insoutenable du point de vue des femmes dans certains comportements masculins. C’est justement dans la relation entre homme et femme, c’est-à-dire dans les comportements d’André à l’égard d’Hélène, que Roblès se livre à la même analyse, et de façon fort détaillée. La qualité principale qu’André recherche chez celle dont il a fait sa maîtresse, sans beaucoup lui demander son avis (elle a fini par céder, p.22) est sa docilité, voire sa passivité —à tous égards mais spécialement dans le domaine sexuel, où il ne supporte pas que la femme prenne la moindre initiative. Lorsqu’Hélène à Venise s’émancipe et qu’il vient l’y rejoindre, c’est principalement pour mettre fin à un acte d’insoumission qu’il ressent comme voulant le mettre en cause, lui, sans vouloir se rendre compte que c’est d’elle qu’il s’agit : Il avait voulu ce petit test : qu’Hélène l’appelât, c’est-à-dire qu’elle obéît, confirmât son retour à l’ancienne docilité. Raté ! (p.179)
Rien d’étonnant donc à ce qu’il lui parle d’un ton de propriétaire (p.146), attitude que l’auteur élargit en évoquant le sentiment masculin d’agir par droit de conquête (p.257), supposé justifier des mesures de rétorsion inspirées par le dépit lorsque la femme tente d’échapper ou échappe vraiment à cette volonté de puissance.
Plus qu’à ce portrait, c’est à la soumission d’abord acceptée par Hélène que Roblès consacre des analyses détaillées, qui renvoient clairement à celles des féministes (ces intellectuelles pour lesquelles André est rempli d’aversion) décrivant les mécanismes séculaires auxquels obéissent les comportements féminins. Hélène depuis sa petite enfance a été dressée au silence et à l’attente de ce qui lui adviendrait par la volonté des autres ou d’un autre : Réservée, tranquille, soumise, (p.176) c’est ainsi qu’André la voit et veut la garder. Cependant Venise en hiver fait le constat d’une émancipation féminine irréversible.
Cette reconquête de soi est aidée par le fait que l’attitude d’André a fait non seulement une victime mais deux, l’une étant Hélène elle-même et l’autre étant sa femme, Yvonne qui vient de faire une tentative de suicide au moment où le roman commence, provoquant la fuite d’Hélène à Venise et sa volonté de rompre avec André. Ce n’est pas seulement la conséquence funeste de leur liaison qui consterne Hélène mais aussi l’égoïsme, la cruauté et le cynisme dont André fait preuve à l’égard du geste accompli par Yvonne. Roblès rejoint ici un des thèmes mis en avant par les féministes, qui est la possibilité, profondément souhaitable, d’une solidarité entre femmes, à dire vrai le principal et peut-être le seul moyen d’opposer un rempart aux agissements machistes, d’un impérialisme virtuellement illimité.(…)
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