Yôko Ogawa est née en 1962. Après la parution de son premier roman en 1988, pour lequel elle obtient le prix Kaien, elle reçoit en 1991 le très prestigieux prix Akutagawa pour La Grossesse (Actes Sud, 1997). Elle quitte alors son emploi de secrétaire médicale et se consacre à l’écriture. L’oeuvre de Yôko Ogawa, aujourd’hui mondialement connue et qui ne cesse d’être traduite dans le monde entier. Parmi ses ouvrages traduits en langue française : Les Tendres Plaintes (2010), Manuscrit zéro (2011), Les Lectures des otages (2012) et enfin Le Petit Joueur d’échecs (2013).
Les Lectures des otages
Extrait
Yôko OGAWA
La nouvelle arriva d’un village situé de l’autre côté du globe, au nom compliqué, imprononçable si on ne l’entendait qu’une fois. Vers quatre heures et demie de l’après-midi heure locale, un minibus qui revenait en ville après une visite des ruines et transportait neuf personnes au total : les sept participants au voyage organisé par l’agence de tourisme W, plus leur accompagnateur et leur chauffeur locaux, avait été attaqué par la guérilla antigouvernementale et tous, sauf le conducteur, en tout huit personnes, kidnappés avec le véhicule. D’après le manisfeste du groupe des ravisseurs, la revendication consistait en une rançon et la libération de tous les membres du groupe terroriste qui avaient été arrêtés et emprisonnés, mais pour le moment il semblait qu’un contact direct n’avait pas encore été établi. On ne savait pas non plus où se trouvaient les otages…
Cela avait été la première nouvelle. Simplement, l’enlèvement avait eu lieu dans une zone montagneuse où se succédaient des sommets de l’ordre de deux mille mètres, où les routes n’étaient pas suffisamment entretenues, où les petits villages clairsemés n’avaient même pas l’électricité, si bien qu’il n’arrivait que de maigres informations. En réalité l’incident avait été révélé après que le chauffeur, laissé seul sur les lieux de l’enlèvement avec la lettre de revendication du groupe des ravisseurs, avait marché jusqu’au village le plus proche pour demander secours : il s’était écoulé plus de trois heures depuis l’enlèvement. Le chauffeur au moment de l’attaque avait été gravement blessé à la pommette, son épaule gauche était brisée, et il avait perdu connaissance à l’entrée d’une maison, heureusement ses jours n’étaient pas en danger. Par la suite, les voyageurs pris en otages furent identifiés, un émissaire de l’ambassade fut dépêché sur les lieux, des membres du gouvernement firent une conférence de presse, mais la situation ne montra aucun signe d’ouverture. Les images qui furent enfin mises en circulation dans les médias montraient un chemin de latérite se poursuivant au milieu d’arbres maigres à moitié morts, le seul indice à peu près palpable étant la trace des pneus du minibus imprimée sur la terre.
Bientôt le traitement de l’information concernant les otages diminua. La confusion et l’inquiétude des familles, l’interview du chauffeur sur son lit de blessé, la situation réelle de la guérilla, tout cela fut annoncé à grands traits, et au fur et à mesure que s’effaçait l’effet de surprise ressenti aussitôt après que l’affaire s’était produite, les gens perdirent à leur insu toute compassion pour ces huit personnes retenues au fin fond des montagnes, dans un endroit lointain où ils n’étaient jamais allés, dont ils n’avaient même jamais entendu parler.
Cependant, si l’on voulait préserver la vie des otages et ne pas utiliser l’affaire comme vecteur de promotion en faveur du groupe des ravisseurs, les tractations entre la guérilla et le gouvernement devaient se poursuivre en sous-main, si bien que la diffusion des nouvelles devait se faire discrète.
De ce point de vue, l’indifférence du monde était peut-être préférable.
Deux semaines s’écoulèrent, un mois passa, et le deuxième mois arrivant, l’affaire en était toujours au même point. Des bruits circu laient : on avait recours à des dirigeants religieux comme intermédiaires ; il y avait des malades parmi les otages et des personnes de la Croix-Rouge avaient été appelées en renfort pour les soigner ; l’argent pour monnayer la vie des otages semblait enfin disponible. Mais aucune de ces rumeurs n’était fondée.
La situation se dénoua brusquement plus de cent jours après, au moment où la plupart des gens avaient même oublié jusqu’à l’existence de cette prise d’otages. Avant l’aube, à l’heure où les dernières étoiles scintillent encore le long de la crête des montagnes, les troupes spéciales de l’armée et de la police firent irruption dans l’ancienne cabane de chasseur qui servait de repaire aux ravisseurs. Après l’explosion du mur est, une fusillade se produisit. Il y eut cinq membres du groupe rebelle abattus, deux hommes des forces spéciales victimes du devoir et onze blessés. Tous les otages trouvèrent la mort dans l’explosion de dynamite déclenchée par leurs geôliers.
Ce dénouement fut un grand choc pour le monde entier. Les gens croyaient que les tractations en sous-main allaient bon train et que les otages rentreraient sains et saufs. Ils se sentirent trahis et anéantis. L’accusation de négligence dans le montage de l’opération et l’animosité envers la guérilla et le gouvernement n’étaient rien comparées au sentiment d’impuissance qu’ils éprouvaient face à la réalité de la mort des otages.
En découvrant les photographies de l’ancienne cabane de chasseur qui, truffée de balles, détruite à l’explosif, avait pratiquement perdu sa forme première, certaines personnes eurent l’impression de voir les corps des touristes.
A l’endroit où les huit otages avaient été tués dans l’explosion, le sol était noirci et tout gluant de sang. Les corps des huit otages serrés l’un contre l’autre ne s’étaient pas désolidarisés dans l’explosion, ils avaient manifestement fondu ensemble, ne formant qu’un seul bloc.
Dans l’ancienne cabane de chasseur il n’y avait rien méritant le nom d’objet laissé par les défunts :
les familles trouvèrent seulement éparpillés sur le sol des morceaux de phrases inscrites sur des éclats de bois.
Les mots qui restaient sur les planches brûlées et noircies, discontinus, menaçant de disparaître d’un instant à l’autre, étaient probablement les traces d’écriture d’un otage.
Bientôt, sur toutes sortes de débris provenant d’étagères, fonds de tiroir, cadres de fenêtre ou pieds de table, on découvrit celle
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